MÉMOIRES DE M. GISQUET TOME PKE3JIEK, MÉMOIRES DE M. GISAIT, ANCIEN PRÉFET DE POLICE RITS PAR LUI-MEME. TOME PREMIER. * firusellea. SOCIÉTÏS.BELGE DE LIBRAIRIE. HATMAN ET COMP' r . 1841 PO But de l'ouvrage; esprit dans lequel il sera rédigé. — Re- cherches sur les institutions de police antérieures à la création des lieutenants généraux. — Assemblées des champs de mars et de mai. — Lois saliques et capitulaires. — La féodalité. — Le prévôt de Paris. — Le prévôt des marchands et le bureau de ville. — Intervention du par- lement de Paris dans les démêlés relatifs aux attributions. Le but de cet ouvrage est de faire connaître les actes de mon administration, les principes politi- ques qui m'ont dirigé; de combattre des préven- tions mal fondées contre la police, et d'éclairer le pays sur la cause et la nature des imputations fâ- cheuses dont elle a été l'objet depuis 1830. J'ai vivement regretté de ne pouvoir rectifier une à une, et à mesure qu'elles se produisaient, les er- reurs accréditées sur les dispositions administra- tives auxquelles j'ai rattaché mon nom : la mulli- 1 M. GISQl'KT. 1 - 6 - plicité de mes occupations ne m'a pas permis cette lutte incessante; il fallait remplir des devoirs plus utiles, plus impérieux. Mais si j'ai dû subir l'obli- gation de garder le silence lorsque l'intérêt public me prescrivait d'agir, je n'ai pas renoncé au droit de dire la vérité, de repousser les mensonges pres- que toujours dictés par l'esprit de parti, et trop souvent accueillis par l'ignorance. Dépositaire de secrets qui touchent à ^honneur des familles, ou qui se rattachent à la sécurité de l'État, je ne franchirai pas la limite que m'imposent les bienséances. J'écris dans la vue de ma propre considération; je veux donc que mon langage ne puisse m'exposcr à la censure des hommes les plus scrupuleux; c'est assez dire que j'écarterai de mon récit tout ce qui plairait aux amateurs de scandale. Malgré l'odieuse persécution exercée envers moi et les miens, à la fin de 1838, par les instruments d'un pouvoir auquel j'ai rendu de nombreux ser- vices, je ne céderai pas à un juste ressentiment. Fidèle à mes antécédents, à mes conviclions, je dé- fendrai encorece que j'ai défendu, le gouvernement populaire fondé par la révolution de juillet; mais autant qu'il se renfermera dans les conditions de son origine. Ai-je besoin de rappeler qu'à l'époque où j'étais fonctionnaire de ce gouvernement j'ai blâmé hautement les infractions commises, et les efforts tentés pour dénaturer l'esprit de nos insti- tutions? On conçoit que, si j'ai fait le sacrifice de ma position politique pour conserver l'indépen- — 7 — danccdc mon caractère, je n'irai pas, maintenant que je suis dégagé de tous liens, approuver ce qu'a- lors je condamnais. Nourri des principes de Casimir Périer, dont la mémoire m'est chère sous tant de rapports, je ne caresserai pas plus le pouvoir déviant de la roule qui lui fut tracée que je n'applaudirai aux factions s'égarant dans leurs utopies. L'ambition des fac- tieux compromet la fortune des familles, la vie des citoyens, la société tout entière; les usurpations du pouvoir compromettent sa propre existence, et provoquent ces luttes périlleuses où se heurtent le trône et la nation. Avant d'entrer en matière sur les faits qui se sont accomplis pendant la durée de mes fonctions, il me paraît convenable de jeter un coup d'œil ra- pide sur les développements successifs qu'a reçus dans notre pays l'institution de la police, jusqu'à l'époque où elle fut constituée telle qu'elle est au- jourd'hui. La mission de la police est de protéger les per- sonnes et les propriétés, de veiller à la sûreté de tous, et conséquemment de faire disparaître les causes nuisibles, d'assurer l'exécution des lois, de prescrire toutes les mesures d'ordre commandées par l'intérêt public. Chez toutes les nations civilisées, les lois ont dé- - 8 - fendu le meurtre, l'incendie, le vol et presque tous les actes qualifiés crimes ou délits par nos codes. Il a donc fallu, dans toute société régulière, une magistrature chargée de punir les coupables; mais les lois n'ont pas pu embrasser dans leurs disposi- tions une foule de cas, d'incidents qui, bien que d'un ordre moins grave, n'en sont pas moins pré- judiciablesaubien-êtredesadministrés.C'estpour- quoi, dans tous les temps, dans tous les pays, et quelle qu'ait été la forme du gouvernement, les lois ontsagcmentconfié àuneautorité analogueà notre pouvoir municipal le soin de suppléer, en bon père de famille, au silence de la législation K Les premières dispositions législatives en raa- 1 Je ne veux pas faire ici de l'érudition, en puisant dans les annales anciennes de nombreux exemples à l'appui de mon raisonnement; je me bornerai à rappeler deux faits qui sont généralement connus. Les archontes, à Athènes, joignaient à des pouvoirs plus étendus des fonctions de magistrats municipaux. 11 en fut de même à Thèbes; on sait notamment qu'Épa- minondas ne crut point déchoir du haut rang où il s'é- tait placé dans l'estime de ses compatriotes en se char- geant de faire observer des mesures de propreté et de salubrité... Auguste créa un préfet de ville (jierfectus urbis), ayant sous ses ordres d'abord quatorze, bientôt vingt-huit ma- gistrats, pour l'administration des vingt-huit quartiers de Rome; et il lui confia des attributions qui étaient à peu près les mêmes que celles dévolues à Paris au préfet de police. - 9 - tière de police, dans notre pays, font partie du re- cueil de lois publié par Clovis dès le commence- ment de son règne. Ce recueil est parvenu jusqu'à nous, et se trouve dans Baluze (Capitularia regum francorum, tome I er , page 281); il se compose de soixante -douze titres réglant les divisions delà propriété, les droits de succession, les devoirs en- vers le chef de l'État, et les rapports des individus entre eux*, c'est là ce que nous appelons la loisa- lique. Elle contient des dispositions sur la responsabi- lité des maîtres pour les méfaits de leurs esclaves ou de leurs serviteurs, et pour les dommages cau- sés par les animaux domestiques : elle prononce des peines sévères contre ceux qui portent atteinte aux bonnes mœurs; punit les dégradations faites aux clôtures, aux monuments; réprime les délits de chasse, et prévoit même les cas où des accidents seraient occasionnés par l'imprudence de ceux qui exécutent les travaux de terrassement. Dans le champ de mars tenu à Cologne en l'an- née 1552, Childebert rendit une ordonnance sur l'administration des affaires du royaume; il y pres- crivit formellement l'observation des fêtes et diman- ches. Une autre charte, publiée en ot>4, défend aux baladins d'exercer leur profession aux fêles de Noël et de Pâques, et à tous les citoyens de passer les nuits à boire, à rire, à chanter, durant les grandes solennités. - 10 - Ainsi, dès les premiers temps de la monarchie, comme postérieurement, sous les rois de la seconde race, la nécessité et les détails des mesures de po- lice, tendant à maintenir l'ordre au profit de tous, ont occupé une place dans la sollicitude des légis- lateurs. L'état de choses établi dans la Gaule lors de la conquête des Francs, les usages et coutumes pro- pres à chaque localité présentaient une certaine organisation municipale fondée sous la domination romaine, et conservée par les lois saliques. Les principales villes formaient entre elles des diètes où chacune envoyait ses délégués pour délibérer sur les affaires d'intérêt commun. Les décurions, présidés par deux magistrats annuels (duumvirs), étaient chargés de l'administration des villes, et constituaient une sorte de sénat municipal dont l'action était, jusqu'à un certain point, indépen- dante du pouvoir suprême, et qui avait pour man- dat la conservation et la défense des droits de la cité. Néanmoins, le roi désignait les comtes ou gra.- fions qui, dans chaque ville, allaient présider aux plaids (placita minora, ou mallum), sous la condi- tion de se faire assister par des assesseurs capa- bles, espèces de juges nommés rachimburgs. Ces plaids, que l'on pourrait gratifier d'assises judi- ciaires, étaient publics. L'affaiblissement du pouvoir gouvernemental , sous les derniers rois de la race mérovingienne, avait détendu tous les ressorts de la vie politique; — li- mais, à l'avènement de la seconde dynastie, les in- structions reprirent une nouvelle vigueur. Les as- semblées générales, ou grands plaids (placita ma- jora), qui jusque là avaient eu lieu en mars, furent reportées au mois de mai; les citoyens s'y rendi- rent avec zèle pourconcourir aux délibérations. Là étaient discutées toutes les questions relatives aux affaires civiles et militaires; là étaient approuvés, modifiés ou rejetés, les édits, les constitutions ou chartes soumis par le roi à la sanction du peuple, et qui n'avaient force de loi qu'à cette condition; là aussi étaient jugés les procès qui, par leur na- ture ou par leur gravité, échappaient à la compé- tence des comités provinciaux (malliim). Ainsi, les membres de ces assemblées étaient tout à la fois législateurs, administrateurs et juges. C'est de ces assemblées qu'à dater du règne de Pépin, sortirent les lois connues sous le nom de capitulaires, qui formèrent pendant deux siècles le code civil et politique des Français. Celles de ces lois qui furent promulguées sous le règne de Charlemagne attestent que ce prince éclairé veillait à l'établissement d'une bonne po- lice dans ses vastes Etats; elles contenaient des prescriptions sanitaires, des mesures relatives à la mendicité, au vagabondage, à la prostitu- tion; elles "réglaient les conditions requises pour l'exercice des diverses professions, fixaient le prix des denrées de première nécessité, et voulaient que, pour la vente des marchandises, les poids et — 12 — mesures fussent toujours justes, toujours égaux. Cette analyse, tout incompète qu'elle soit, des anciens documents historiques et judiciaires, jus- qu'à la fin du huitième siècle, suffira peut-être à démontrer que les questions de police municipale ont laborieusement occupé l'attention des hommes d'Etat, avant même que les besoins de la société aient reçu tous les développements qu'entraîne avec elle une civilisation plus avancée. Si je ne craignais de trop m'écarter de mon sujet, je ferais également remarquer quels rap- ports frappants existent entre les éléments de cette législation et les principes de l'ordre politique et légal de notre époque. En effet, n'y trouve-t-on pas le germe du système électoral? des magistrats municipaux électifs, administrant les communes; le jugement par jury; des comités cantonnaux; des assises provinciales; et enfin, les assemblées géné- rales des champs de mars et de mai, qui, certes, offrent beaucoup d'analogie avec notre représen- tation nationale? Les citoyens intervenaient dans l'administration des affaires du pays et dans la confection des lois, en ces temps voisins du berceau de la monarchie; et cependant, au dix-neuvième siècle, des hommes ont osé nous parler de droit divin, et présenter comme une usurpation sur les prérogatives de la couronne la revendication de nos droits et de nos libertés!!! En ce qui concerne plus spécialement les dispo- — 13 — skions des lois saliques et des capitulaires sur les matières de poliee, je crois ne pouvoir mieux faire que de reproduire textuellement le résumé qu'en ont donné les auteurs d'un ouvrage auquel j'ai re- couru avec fruit *. u Nous n'entendons point donner ici une ana- lyse complète des capitulaires; le peu que nous en avons dit doit suffire néanmoins pour faire com- prendre combien ces lois, malgré leurs formes étrangères et leurs dispositions confuses, sont dignes des méditations de l'historien et du légis- lateur. ;» En effet, on y trouve des renseignements de plus d'un genre, mais particulièrement sur les ma- gistrats chargés de l'administration de la justice et de la police ; sur les conditions de leur élection, leurs qualités, leurs mœurs, leur capacité et leurs devoirs dans l'exercice des fonctions qui leur étaient confiées. L'énuméralion de ces devoirs est le meil- leur résumé que nous puissions donner des di- verses attributions de police au commencement du neuvième siècle : rien n'y manque, soit dans l'intérêt de la justice, soit dans l'intérêt du bien- être et de la tranquillité publique. » Maintenir l'ordre, l'abondance, la liberté du commerce; veiller à l'entretien des bâtiments, des routes, des ponts, des rues et des places publiques; 1 Nouveau Dictionnaire de police, par MM. Eloin, Tré- buchet et Labat. Paris, 1835. - 14 - donner aide et appui aux pauvres, aux veuves et aux orphelins; poursuivre avec une infatigable activité les coupables de toute espèce; enfin, cou- vrir d'une protection assurée les droits et les pro- priétés de chacun, et tenir constamment le carac- tère de juge au-dessus de tout soupçon de cor- ruption et d'injustice : telles sont les obligations imposées aux magistrats, et consignées dans un grand nombre de capitulaires. » Partagé entre plusieurs souverains, l'empire de Charlemagne finit par tomber dans un état d'épui- sement et de dissolution que hâtèrent d'inces- santes querelles et l'invasion répétée des barbares. Les liens politiques, successivement relâchés, se brisèrent; la royauté, affaiblie, déconsidérée, resta sans force au milieu des ruines de l'ordre social, qu'elle n'avait pu ni protéger ni défendre : de cet état de choses naquit la féodalité. C'est alors qu'à la place de l'unité gouverne- mentale, la France vit des millions de nobles suze- rains, ayant presque secoué le joug de l'autorité suprême, se substituer, pour tous les cas, dans une circonscription plus ou moins étendue, à la puissance souveraine. Le pays offrait cette bizarre anomalie que l'ac- tion du pouvoir royal, paralysée et même balancée par celle des seigneurs féodaux, était la seule qui ne pût pas se faire obéir d'une manière absolue dans une partie du royaume. La royauté se trouvait donc étouffée parla vaste - 15 - oligarchie qui avait envahi et fractionné à l'infini le gouvernement de la France; le peuple ne recon- naissait d'autres lois, d'autres règles, que la vo- lonté de ces petits despotes. Ne subissant plus la gêne d'une influence supé- rieure, les ducs, les comtes, les barons, voulurent aussi administrer la justice par eux-mêmes; ils convoquèrent de temps en temps, dans leurs châ- teaux, des assemblées auxquelles étaient confiées quelques-unes des attributions des anciens, placita minora; et, dans leur ignorance des lois préexis- tantes, ils imaginèrent des formes nouvelles pour établir la preuve des faits, pour constater les droits des parties; et ils adoptèrent une pénalité mon- strueuse et cruelle qu'ils variaient selon leurs ca- prices. De là les épreuves des combats judiciaires, du feu, de l'eau; en un mot, les moyens étranges que la superstition et l'ignorance mirent en prati- que sous le nom de jugement de Dieu. Quelque facile que fût l'exercice de cette magis- trature accidentelle et expéditive, elle ne tarda pas à lasser la patience d'hommes toujours préoccupés de leurs propres démêlés, de leurs vues d'agran- dissement, et voués d'ailleurs par inclination au métier des armes. C'est alors qu'ils se firent rem- placer, dans la présidence des assemblées judi- ciaires, par les plus éclairés d'entre leurs vassaux. Ces délégués prirent le titre de prévôt ou de vi- comte (quasi vice comilum gerentes). Les ducs, comtes et barons s'étaient néanmoins - 16 - réservé une haute juridiction; mais ils s'en dessai- sirent bientôt en faveur de magistrats d'un ordre supérieur, qu'ils instituèrent sous la dénomination de baillis et de sénéchaux, qualifications que s'at- tribuèrent, par la suite, les juges inférieurs dans les villes et les localités moins importantes , où se formèrent, sous leur surveillance, d'autres juri- dictions. Placé au premier rang dans cette organisation judiciaire et administrative, le prévôt de Paris avait des pouvoirs immenses : il ne relevait que du roi, exerçait en son lieu et place, et pouvait, par conséquent, adresser des ordres aux magis- trats des provinces. Les règlements d'administra- tion faits par le prévôt de Paris ayant été obli- gatoires pour tout le royaume jusqu'à la fin du quatorzième siècle, le titre d'ordonnance leur fut appliqué comme aux décisions royales; et, quoi- que ces mêmes actes n'aient plus maintenant qu'un caractère municipal pour la ville de Paris, ce titre d'ordonnance est resté attaché aux arrêtés pris par le préfet de police. Les assesseurs (rachimburgs) des anciens com- tes, dont il est fait mention d'ans le capitulairc de Louis le Débonnaire, de 829, furent en partie remplacés par un conseil de prud'hommes au- près du prévôt de Paris, des baillis et des séné- chaux. Philippe-Auguste plaça en 1189, le siège de la juridiction municipale au grand Châtelct, qui de- - 17 - vint le château de la ville, d'où relevaient tous les fiefs du comté de Paris, Il résulte des anciens manuscrits (collection dite de Lamoignon) que le roi saint Louis allait souvent au Châtelet, se seoir près d'Etienne Boislève, pour l'encourager à donner V exemple aux autres juges du royaume. De même que Louis IX fut le premier qui ré- unit et fit déposer à la Sainte-Chapelle les ordon- nances des rois, sous le titre de Trésor des Chartes de France, le prévôt Boislève, ou Boileau, qui avait donné au Châtelet de nouvelles attributions, fut le premier qui rassembla en cahiers les actes de sa juridiction ; il compléta, en outre, la série des an- ciennes ordonnances de police, et en forma un volume qu'on nommait le livre blanc. Le prévôt de Paris réunissait en lui des pouvoirs d'une nature bien différente : ceux de législateur, de magistrat municipal, administrant les affaires de la commune; ceux de magistrat de l'ordre judi- ciaire, président du Châtelet; et enfin, ceux d'un chef militaire, car il portait l'épée à la tête des troupes dont il avaitle commandement. On retrou- vait l'indice de ces divers pouvoirs dans les insi- gnes qu'il revêtait pour les grandes cérémonies ï . Une compagnie d'ordonnance, deux compagnies 1 Le prévôt de Paris y paraissait vêtu d'une robe de brocart d'or, fourrée d'hermine, sur un cheval riche- ment caparaçonné : deux pages marchaient devant lui, 1 2 - 18 - de sergents, Tune à cheval, l'autre à pied, étaient sous ses ordres; on appelait ces derniers sergents à verge, les autres soldats du guet; leur comman- dant portait le nom de chevalier du guet. Des bourgeois, élus pour chaque quartier ou paroisse, destinés à faire exécuter les règlements de police, et que l'on nommait commissaires, jouissaient d'une considération qui diminua quand ces char- ges, devenues vénales, cessèrent d'être électives; ils marchaient de pair avec les officiers de la juri- diction, et avaient à leur disposition chacun dix sergents. Ne semble-t-il pas que la garde municipale, les commissaires de police et les sergents de ville ac- tuels, soient la reproduction modifiée de ce qui existait sous le prévôt de Paris? L'accroissement rapide de la population de la capitale, l'augmentation relative de la somme des besoins du service public, multiplièrent tellement les devoirs du prévôt, que ce magistrat dut se faire seconder, dans l'exercice de ses fonctions, par deux lieutenants, l'un pour les affaires civiles, l'autre pour les affaires criminelles. Le Châtelet, dontle prévôt de Paris était le chef, renfermait dix sièges de justice. Dans ce nombre, quatre, le parc civil, la chambre civile, la chambre portant, chacun au bout d'une lance, son casque et ses gantelets. (Dictionnaire de police, par Trébuchet, Elouin et Labat.) - 19 - foraine et la chambre de police, étaient présidés par le lieutenant civil. A cette dernière chambre se ju- geaient les causes concernantles droits des corps et communautés des marchands et artisans de Paris, le péril des bâtiments, la police et la propreté des rues, les enrôlements forcés, la prostitution et les nourrices; c'est aussi à cette chambre que se fai- saient les rapports des commissaires sur les con- traventions aux ordonnances et règlements de po- lice. Une autre, la chambre du procureur du roi, où, indépendamment des fonctions de sa charge, ce magistrat s'assurait de la promulgation des règle- ments de police, ordinairement motivés sur sa ré- quisition et remontrance. Une autre enfin, la chambre criminelle, présidée par le lieutenant criminel, s'occupait des causes spéciales. Ce magistrat avait aussi sous sa juridic- tion la sûreté de Paris contre les meurtriers, vaga- bonds et autres gens de mauvaise vie, ainsi que les repris de justice; il les jugeait présidialement et sans appel. Cet état de choses a subsisté jusqu'à l'époque où le parlement de Paris, institué par Philippe le Bel, en 1 502, apporta des réformes salutaires dans toutes les branches de l'administration publique. Grâce à cette haute et nationale institution des parlements, on vit mettre un frein à l'arbitraire des prévôts, des baillis, des sénéchaux, dans l'exercice d'un pouvoir presque illimité qu'ils avaient usurpé sur l'autorité royale. Ce fut la première atteinte portée aux pré- rogatives énormes du prévôt de Paris. Celte magistrature, à son déclin, perdit son plus beau lustre et la presque totalité de ses attribu- tions, lorsque Louis XII la dépouilla du privilège de nommer le lieutenant civil et le lieutenant cri- minel. Ce roi, en confirmant ces lieutenants dans un pouvoir dont ils avaient tout le fardeau, décida qu'à l'avenir ils seraient nommés à vie par le sou- verain, et bientôt la charge de prévôt de Paris se réduisit à un titre à peu près illusoire. Nous voici parvenus à l'époque où le lieutenant civil, définitivement investi des attributions muni- cipales et de la police, présidait en même temps, comme tel, les chambres du Châtelet, et jugeait les causes soumises à sa compétence. Mais les institutions ne se développent qu'avec lenteur, ne se complètent qu'avecla succession des temps; il faut des essais nombreux et les leçons de l'expérience pour bien distinguer, apprécier les ma- tériaux, les classer selon leur nature, les coordon- ner selon leur analogie, et pour fixer d'une manière exacte la portée des attributions et la ligne qui les sépare. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que , bien qu'il y eût un magistrat spécialement effeclé à la direction de la police, une partie de ses attributions était encore dans les mains d'un autre pouvoir. Ainsi, tout ce qui intéressait le commerce et l'ap- provisionnement de Paris par eau. les permissions — 21 — d'ouverture des portes et fenêtres, les autorisa- tions pour former des chantiers, des usines, des établissements incommodes ou dangereux, les bar- raques et échoppes, la sûreté et la commodité des quais, des ports, fontaines, promenades et rem- parts, dépendait de la juridiction du bureau de la ville. Ce bureau était composé : Du prévôt des marchands, dont Torigineremonte au temps de l'occupation romaine, mais dont les attributions ne furent régularisées qu'en 1274; De quatre échevins, D'un procureur du roi, D'un greffier en chef, Et d'un trésorier. Le corps de ville se composait de vingt-six con- seillers de ville, de seize quarteniers et de soixante- quatre cinquanteniers. Telle était l'organisation qui contenait les élé- ments dont on a formé depuis la préfecture de la Seine et le corps municipal actuel. On concevra sans doute que le partage inégal d'attributions qui n'étaient pas assez clairement définies devenait une source de divisions et de con- flits entre des autorités quelquefois rivales; il en résultait inévitablement des entraves préjudicia- bles aux intérêts des administrés. Le parlement dut souvent intervenir pour met- tre fin à ces démêlés, et pour déterminer le vérita- ble sens d'une législation confuse. 1 2. — 22 — Déjà ces luttes fâcheuses avaient existé entre le lieutenant civil et le lieutenant criminel; tous deux ayant des attributions de police qui précédemment étaient réunies dans une seule magistrature, celle de prévôt de Paris, il était difficile de tracer la ligne de démarcation qui séparait les droits de chacun. Pour remédier définitivement auxinconvénients graves que je viens de signaler, le parlement, après de longues et mûres délibérations, proposa à Louis XIV le célèbre édit de 1667, par lequel les attributions de police furent retirées aux deux lieu- tenants auChâtelet, et confiées à un nouveau ma- gistrat qui, sous le nom de lieutenant de police, devait en représenter la juridiction, attribuée pré- cédemment au Châtelet par les arrêts des cours et les lois du royaume. il Des lieutenants généraux Je police J , édit de 1667. — Attri- butions et liste des lieutenants généraux de police. L'institution de la police n'a fait de sensibles progrès, et n'a contribué puissamment à intro- duire des améliorations dans le gouvernement de la cité, qu'à partir du jour où l'unité de direction mit un terme aux conflits et aux embarras que j'ai indiqués. L'édit de Louis XIV a produit tant de bien sous ce rapport, en réglant et en réunissant des attri- 1 L'édit de mars 1G67 n'avait donné que le titre de lieu- tenant de police au magistrat chargé de cette partie du service public ; mais la déclaration du roi du 18 avril 1674 réunit sous le titre de lieutenant général les deux offices de lieutenant civil au Châtelet et de lieutenant de police, exercés par le même magistrat. - 24 - butions longtemps éparses et incertaines, que je crois indispensable d'en citer le texte dans ses prin- cipales dispositions; ce sera d'ailleurs payer un juste tribut d'éloges aux magistrats illustres qui ont concouru par leurs lumières à la confection de ce précieux document *. ÉDIT DE 1667. «c Notre bonne ville de Paris étant la capitale de nos États et le lieu de notre séjour ordinaire, nous avons estimé que rien n'était plus digne de nos soins que d'y bien régler la justice et la police, et nous avons donné notre application à ces deux cho- ses ; elle a été suivie de tant de succès, et plusieurs défauts de la police ont déjà été si heureusement corrigés, que chacun, excité par la commodité qu'il en reçoit, concourt et prête volontiers la main pour la perfection d'un si grand ouvrage. » Mais il est nécessaire que la réformation que nous y apportons soit soutenue par des magistrats; et comme les fonctions de la justice sont souvent incompatibles et d'une trop grande étendue pour être bien exercées par un seul officier dans Paris, * A cette époque l'assemblée était composée de MM. le chancelier Séguier, le maréchal de Villars, Colbert, d'A- ligre, de Lezeau, de Machault, de Sève, de Menardeau, de Monrangès, de Poncet, de Boucherat, de La Margue- rie, Pussort, Voisin, Hosman et Marin, tous magistrats ou administrateurs distingués. - 2o - nous avions résolu de les partager, estimant que la justice contentieuse et distributive, qui requiert une présence actuelle en beaucoup de lieux et une assiduité continuelle , soit pour régler les affaires des particuliers, soit pour l'inspection qu'il faut avoir sur les personnes à qui elles sont commises, demande un magistrat tout entier; et que d'ail- leurs la police qui consiste à assurer le repos pu- blic et des particuliers, à purger la ville de ce qui pourrait causer des désordres, à procurer l'abon- dance et à faire vivre chacun selon sa condition et son devoir, demandait aussi un magistrat qui put être présent à tout; » A ces causes, etc. » L'édit fait l'exposé suivant des attributions du lieutenant de police : •c II connaîtra de la sûreté de la ville, prévôté et vicomte de Paris, du port d'armes prohibé parles ordonnances, du nettoiement des rues et places publiques; il donnera les ordres nécessaires en cas d'incendie ou d'inondation; il connaîtra de toutes les provisions nécessaires pour la subsistance de la ville, amas, magasins qui en pourront être faits; du taux et prix d'icelles , de l'envoi des commis- saires et autres personnes nécessaires sur les ri- vières pour le fait des amas de foin, bottelage, conduite et arrivée d'icelui à Paris, comme faisait ci-devant le lieutenant civil exerçant la police à Paris ; » Réglera les taux de boucherie et adjudication - 26 - d'iceux; aura la visite des halles, foires ou mar- chés, des hôtelleries, auberges, maisons garnies, brelands, tabacs {tabagies) et lieux mal famés; » Aura la connaissance des assemblées illicites, tumultes, séditions, désordres qui arrivent à l'oc- casion d'icelles; des élections des maîtres et gardes des six corps des marchands, des brevets d'appren- tissage et réception des maîtres ; de la réception des rapports des visites desdits gardes, de l'exécu- tion de leurs statuts et règlements, et des renvois des jugements ou avis de notre procureur sur le fait des arts et métiers, et ce, en la même forme et manière que les lieutenants civils exerçant la po- lice en ont ci-devant usé. » Pourra établir les poids et balances de toutes les communautés de la ville et bourgs d'icelle, à l'exclusion de tous autres juges; connaîtra les con- traventions qui seront commises à l'exécution des ordonnances, statuts et règlements faits pour le fait de l'imprimerie, par les imprimeurs en l'im- pression des livres et libelles défendus, et par les colporteurs en la vente et distribution d'iceux. » Les chirurgiens seront tenus de lui donner des déclarations de leurs blessés, et qualités d'iceux >$ pourra connaître de tous les délinquants pris en flagrant délit en fait de police; leur faire et parfaire • Cette disposition a servi de base à l'ordonnance de police de 1801 et à celle publiée en 1832, dont j'aurai occasion de parler. - 27 - leur procès sommairement, et les juger seul, sinon es cas où il s'agira de peines afïlictives, et audit cas, en fera son rapport au présidial {du Châtelet), en la manière accoutumée; et généralement ap- partiendra audit lieutenant de police l'exécution de toutes les ordonnances, arrêts, règlements con- cernant le fait d'icelles, circonstances et dépen- dances, pour en faire les fonctions en la même forme et manière qu'ont fait ou ont été en droit de faire les ci-devant pourvus de la charge de lieu- tenant civil exerçant la police, le tout sans innover ni préjudicier aux droits et juridiction que pour- raient avoir les lieutenants criminels et notre pro- cureur audit Châtelet; et même les prévôts des marchands et échevins de ladite ville, de connaître les matières ci-dessus mentionnées. » Seront tenus les commissaires au Châtelet, huissiers et sergents, d'exécuter les ordres et man- dements dudit lieutenant de police; même le che- valier du guet, le lieutenant criminel de robe courte et prévôt de l'Ile; comme aussi les bourgeois de prêter main-forte à l'exécution des ordres et man- dements, toutes les fois qu'ils en seront requis. » Aura ledit lieutenant de police son siège ordi- naire particulier au Châtelet, en la chambre pré- cédemment appelée chambre civile; et entendra en icelle les rapports des commissaires, et y jugera sommairement toutes les matières de police, les jours de chacune semaine, ou à tel jour qu'il ju- gera nécessaire. - 28 - » Jouiront lesdits lieutenants de police des mê- mes droits, avantages, honneurs et prérogatives qui leur ont appartenu, et dont ont bien et dû- ment joui ou dû jouir lesdits ci-devant lieutenants civils, etc. » Plusieurs arrêts vinrent postérieurement étendre ou définir les attributions du lieutenant de police, notamment l'arrêt du conseil du 21 avril 1667, portant que les ordonnances de ce magistrat pour les provisions et subsistances de Paris seront exé- cutées dans toute retendue du royaume. Quoiqu'il n'eût rien été négligé pour préciser en les définissant les matières embrassées par la ju- ridiction du lieutenant de police, des conflits de compétence se renouvelèrent bientôt entre ce ma- gistrat et le bureau de la ville; la police delà voirie, desports, quais, remparts, etc., étant restée à cette autorité, fut la source de fréquentes contestations. Une nouvelle loi devint indispensable pour sta- tuer sur la compétence des deux pouvoirs; tel était le but de l'édit portant règlement pour la juridic- tion du lieutenant général de police, et celle du prévôt des marchands et èchevins de la ville. Cet édit, rendu en juin 1700, n'eut pas néanmoins toute l'efficacité qu'on pouvait en attendre : des conflits se reproduisirent; il y eut encore des difficultés à combattre, nées d'une sorte de rivalité liée à l'exis- tence même des deux juridictions; et j'ajouterai qu'à l'époque actuelle il existe entre la préfecture de la Seine et la préfecture de police certaine ten- - 29 - dance à renouveler, pour plusieurs branches du service public, les luttes d'autrefois. Cependant, l'expérience m'autorise à dire que la division des pouvoirs est faite de la manière la plus intelligente et la plus conforme aux intérêts delà cité. Ainsi que je l'ai énoncé, les fonctions et les de- voirs des magistrats chargés de la police se sont étendus à mesure qu'il fallait satisfaire à des be- soins nouveaux; et il est peu de matières soumises à l'autorité du préfet de police qui n'aient été ré- glementées, soit par les lieutenants civils et de po- lice, soit par l'autorité supérieure, antérieurement à notre rénovation politique. Il serait trop long de faire ici une énumération des faits et des choses dont on s'est occupé avant la révolution de 89, et qui sont de la compétence des préfets de police; je me bornerai à joindre les exemples suivants aux citations déjà faites. Par la déclaration du roi , du 29 janvier 1713, les quatre recommanclaresses, ayant alors une mis- sion correspondante à celle des bureaux des nour- rices actuels, furent placées sous l'autorité du lieu- tenant général de police; avant cette date, elles étaient sous les ordres du lieutenant criminel au Châtelct. Un arrêt du conseil d'État, du 8 février 1718, défendit les jeux de hasard sur la voie publique, et punit les contraventions d'une amende. Une ordonnance de police, du 28 avril 1719, — 30 - prescrit certaines conditions dans la construction des cheminées, des âtres, etc., pour éviter les in- cendies. Arrêt du parlement de Rouen, du 20 mars 1720, qui fait défense aux domestiques d'entrer chez de nouveaux maîtres, et à ceux-ci de les recevoir, s'ils ne sont munis d'un certificat des personnes qu'ils ont servies. Règlement du roi, du 50 août 1720, sur la police des bourses de commerce , et sur le syndicat des agents de change, ayant, dès cette époque, à peu près les mêmes attributions qu'aujourd'hui. Arrêt du conseil d'État, du 4 janvier 1724, qui défend aux cabaretiers, taverniers et autres, ven- dant des boissons, de donner à boire et à manger après huit heures du soir en hiver, et dix heures en été. Arrêt du parlement de Paris, du 10 février 1724, contenant des dispositions analogues. Ordonnance des trésoriers de France, du 14 dé- cembre 172o, sur les dimensions des saillies à per- mettre dans Paris, telles qu'auvents, enseignes, marches, bornes, seuils, établis, comptoirs, ferme- tures et appuis de boutiques, etc. Déclaration du roi, du 28 septembre 1728, con- cernant les constructions de bâtiments sur la Biè- vre. Arrêt du conseil d'État, du 26 février 1751, portant règlement pour la police et conservation des eaux et des affluents de la Bièvre. — 31 - Déclaration du roi, du 18 juillet 1729, relative aux murs en péril imminent sur la voie publique. Je ne pousserai pas plus loin ces citations, mon but n'étant pas de faire un traité en matière de jurisprudence; j'ai voulu seulement prouver que, depuis l'origine de l'institution, l'autorité s'est préoccupée de toutes les parties du service public, et qu'elle se hâtait de répondre aux exigences de chaque besoin. Le premier lieutenant général de police fut M. de la Reynie, élevé à cette charge par Louis XIV, le 29 mars 1667, et qui en remplit les fonctions jusqu'au mois de janvier 1697. Il eut le malheur d'être l'un des commissaires appelés à faire exé- cuter le funeste édit de Nantes, et le tort de s'en acquitter avec trop de rigueur. C'est toutefois le seul reproche grave qu'il paraisse avoir mérité dans le cours de sa longue administration '. 1 M. de la Reynie présidait la chambre ardente où fut jugée la Voisin, célèbre empoisonneuse, brûlée en place de Grève le 22 février 1680, en compagnie d'une femme nommée la Vigoureux et d'un ecclésiastique nommé Le- sage. On cita comme impliqués dans ce procès le maré- chal de Luxembourg (que la Voisin accusait d'avoir fait un pacte avec le diable, afin de pouvoir marier son fils à la fille du marquis de Louvois), la duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène, et deux nièces du cardinal Mazarin, premier ministre. La comtesse de Soissons s'enfuit à Bruxelles. Pendant l'interrogatoire que M. de la Reynie fit subir — m — Le marquis d'Argenson remplaça M. de la Rey- nie en janvier 1697, et resta en fonctions jusqu'en l'année 1718, époque où il fut nommé garde des sceaux, puis président du conseil des finances. Sans vouloir admettre les éloges, ridicules à force d'exagération, prodigués à ce magistrat par Fontenelle, il est juste de reconnaître qu'il donna des soins tout particuliers à l'amélioration du ser- vice, et qu'il fit preuve d'une sage tolérance en- vers les protestants. Machault d'Amouville , lieutenant général de police, de juin 1718 à janvier 1720, n'a rien fait pour être désigné autrement que par son nom. Le comte d'Argenson, de janvier 1720 à juillet de la même année. Pendant celte première et courte durée de ses fonctions, il prit une mesure utile relative à la mendicité. Taschereau de Baudry, de juillet 1720 jusqu'en avril 1722. Il remit en vigueur les dispositions concernant les certificats des domestiques, le port d'armes et le vagabondage. Le comte d'Argenson rentra en 1722, et de- meura dans ce poste jusqu'en 1724. Il provoqua et obtint un arrêt du conseil pour défendre le col- portage et la vente des écrits, alors très-multipliés, à la duchesse de Bouillon, il lui demanda si elle avait vu le diable. La duchesse répondit : Monsieur, je le vois en ce moment ; il est fort laid, fort bête, et déguisé en con- seiller d'État. - 33 — sur les controverses de l'Église. C'est pendant la durée de ses fonctions que parut, en 1723, ce fa- meux règlement sur la profession d'imprimeur et sur le commerce de la librairie, que le zèle mal- heureux des magistrats attachés aux parquets, sous la restauration, essaya de remettre en vi- gueur. Ravot d'Ombreral, de janvier 1724 au mois d'août 17255. C'est dans cet intervalle que fut éta- blie une bourse de commerce, rue Vivienne, à Pa- ris; mais l'action de la police était presque entière- ment absorbée par la surveillance des dissidents en matière de religion. René Hérault, de 1725 jusqu'en 1759. Il se livra avec un dévouement soutenu à l'accomplissement de ses devoirs, et prit quelques décisions d'une utilité incontestable; entre autres, celle qui pres- crivit l'indication du nom des rues de Paris; celle qui augmenta le nombre des lanternes destinées à les éclairer. Feydeau de Marville, de 1739 à 1747, purgea la police d'une foule de gens mal famés; supprima beaucoup d'échoppes qui encombraient la voie pu- blique; défendit aux logeurs de recevoir les filles de mauvaise vie. Berryer, de 1747 à 1754. Berlin, de 1754 à 1759. Il fonda l'école vétéri- naire d'Alfort; rendit, en novembre 1757, une or- donnance sur les fosses d'aisance; une autre qui défendait aux fossoyeurs de livrer des cadavres 1 3. - 54 — aux anatomistes sans la permission de la police, et fit éloigner de Paris les voiries et dépôts d'immon- dices : enfin, il s'occupa de règlements sur la vente des fruits et des comestibles dans les halles et mar- chés. De Sartine, de 1759 jusqu'en 1774. Homme d'es- prit, actif, laborieux, M. de Sartine n'employa guère le pouvoir dont il était investi que d'une manière indigne d'un magistrat : il amusait de ses rapports licencieux un prince usé par le liberti- nage et les oisifs d'une cour corrompue; il flattait les goûts du jour, et avilissait, en l'occupant de choses scandaleuses, l'administration dont il était le chef. Ne nous étonnons donc pas si l'on parle encore de son habileté à pénétrer les secrets de famille, à connaître les intrigues amoureuses des grands per- sonnages de son époque; mais on chercherait vai- nement dans ses actes une série de mesures con- çues dans des vues d'utilité générale; le courtisan avait absorbé le magistrat municipal. Cependant M. de Sartine, à la demande du bu- reau de Ja ville, prescrivit quelques dispositions pour donner des secours aux noyés. Ce fut durant sa magistrature qu'eut lieu, en 1770, lors du ma- riage du dauphin avec l'infortunée Marie-Antoi- nette, un événement d'autant plus déplorable qu'il fut la conséquence de l'impéritie du pouvoir : cent trente-deux personnes perdirent la vie, écrasées dans la foule, place Louis XV, au moment où l'on — 35 — lirait un feu d'artifice; le nombre des blessés fut au moins égal. M. Lenoir remplaça M. de Sartine le 50 août 1774, dans la lieutenance générale de police; il n'y resta d'abord que peu de mois , M. Turgot ayant confié cette charge à son ami, M. Remond d'Albert, dès l'année 1775; mais bientôt M. Turgot, tombé en disgrâce, l'entraîna dans sa chute, et M. Lenoir rentra en fonctions en 1776, pour y rester jus- qu'au 11 août 1785. Sous un roi honnête homme et de mœurs pures, la police abandonna la direction honteuse qui lui avait été donnée par M. de Sartine , et s'occupa efficacement de sa véritable mission. M. Lenoir fit de bons règlements sur les halles et marchés, sur les approvisionnements, sur l'arrosement et l'éclai- rage, sur la mendicité, la salubrité; et enfin il ren- dit, en 1778, une ordonnance relative à la sûreté de Paris, et une autre sur la prostitution, dont les dispositions sages font encore quelquefois auto- rité. Ce magistrat porta un coup funeste à l'usure parla fondation du Mont-de-Piété. Si M. Lenoir n'eut pas toujours la force de ré- sister à l'influence des grands seigneurs, qui, sou- vent, obtinrent de sa déférence des emplois lucra- tifs pour leurs créatures , il faut lui tenir compte des difficultés de son époque, de la force des tra- ditions, et ne pas perdre de vue que la nation n'é- tait pas encore débarrassée de l'action fatale que les courtisans exerçaient sur la direction des af~ - 56 - faires publiques. M. Lenoir mourut pauvre, en l'année 1807. M. Thiroux de Crosne succéda à M. Lenoir le 11 août 1785. II se trouvait encore revêtu d'une charge trop lourde pour ses moyens, lors de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. M. de Crosne s'empressa de se démettre de ses fonctions entre les mains de la nouvelle autorité municipale qui sié- geait à l'hôtel de ville. Il fut ainsi le quatorzième et dernier lieutenant général de police. III La police après la prise de la Bastille et pendant la terreur. — Lois des 24 août 1790 et 22 juillet 1791. La révolution de 1789 jeta dans les pouvoirs établis une perturbation dont la police se ressentit immédiatement. Les fonctions de lieutenant géné- ral de police avaient été désertées, et l'institution elle-même aurait péri au milieu des mouvements populaires, si les électeurs réunis à l'hôtel de ville pour édifier un nouveau pouvoir municipal sur les ruines de celui qui s'écroulait, n'eussent pas formé un comité permanent pour administrer la police. Ces électeurs, après avoir composé un conseil général de trois cents membres élus par soixante comités, confièrent l'administration de tous les intérêts de la cité, ou, en d'autres termes, toutes les attributions placées maintenant dans les mains — 38 - du préfet de la Seine et du préfet de police, à un seul conseil de ville, formé de soixante membres qui se subdivisèrent en six départements; l'un d'eux fut spécialement chargé de la police. Pour consacrer cet état de choses, les membres de cette nouvelle administration proposèrent à l'assemblée nationale une loi qu'elle adopta, et qui fut publiée, avec la sanction du roi, sous le titre de Lettres-patentes sur la police provisoire de Paris, le 6 novembre 1789. En vertu de cette loi, les soixante comités avaient la police chacun dans leur circonscription, sous l'autorité du corps municipal. Cette organisation fut modifiée par la loi du 27 juin 1790, qui décida que la municipalité de Paris serait composée : ^ D'un maire; De seize administrateurs; De trente-deux membres du conseil de ville; De quatre-vingt-seize notables, Et enfin d'un procureur de la commune, avec deux substituts. Le maire et les seize administrateurs furent ré- partis en cinq bureaux, dont un spécialement chargé delà police. La loi précitée conserva la division de Paris en quarante-huit sections, qui formaient autant d'as- semblées primaires pour les attributions de la po- lice municipale et pour les élections. Il existait, depuis plusieurs siècles, des commis- - 39 - s de police, dont le nombre a varié diverses is; on n'en comptait que douze sous Philippe de Valois, trente-deux. sous François I er , quarante au temps de Henri III, et enfin quarante-huit sous Louis XIV, nombre conservé de nos jours. Ainsi, les quarante-huit sections dont nous venons de parler firent l'office des commissaires jusqu'au moment où ces magistrats ont été rétablis. Ici commence une confusion qu'explique suffi- saramentla situation du pays pendant la tourmente révolutionnaire. L'unité d'action disparaît; douze comités, créés par la loi du 7 fructidor an II (les comités révolutionnaires) reçoivent la mission de faire la police dans Paris, et quelle police, grand Dieu ! Des passions sanguinaires, ne connaissant aucun frein, substituèrent la force brutale à l'ac- tion régulière de la magistrature et des lois! Il se- rait superflu de dire que les douze comités s'occu- paient beaucoup plus d'augmenter le nombre des victimes que d'améliorer l'état moral et matériel de la cité. Après le 9 thermidor î, la convention rendit une loi qui confiait les diverses branches de la police à une commission de vingt membres, bientôt réduite ■ Il est à remarquer que cette heureuse réaction du 9 thermidor eut lieu pendant la durée des jours devenus célèbres par notre révolution de 1830 : Robespierre, Saint-Just, Coulhon et leurs complices furent arrêtés le 9 thermidor, jugés et exécutés le 10 et le 11. Ces trois jours correspondent aux 27, 28 et 29 du mois de juilh (. - 40 — à trois par la toi du 28 thermidor an III; enfin cette dernière commission, aux termes de l'article 184 de la constitution de l'an III, devint, le 15 frimaire an IV (6 décembre 179a), le bureau central, com- posé aussi de trois membres, et qui subsista jus- qu'à la création de la préfecture de police, le 17 ventôse an VIII (mars 1800). MM. Dubois et Piis faisaient partie de ce bureau , lorsque ce dernier fut nommé préfet de police, et le second secrétaire général. Avant de donner la nomenclature des préfets de police, je crois devoir rappeler, dans leurs disposi- tions essentielles, plusieurs lois et arrêtés qui ont constitué le pouvoir légal de la police, tel qu'il existe à peu de chose près maintenant. Le litre XI de la loi des 16-24 août 1790, inti- tulé : Des juges en matière de police, contient les dispositions suivantes : »! Les objets de police confiés à la vigilance de l'autorité des officiers municipaux sont : » 1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commo- dité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques; ce qui comprend le nettoiement, l'illu- mination, l'enlèvement des encombrements; la dé- molition, la réparation des bâtiments menaçant ruine; l'interdiction de rien exposer aux fenêtres ou aux autres parties des bâtiments qui puisse nuire par sa chute, et celle de rien jeter qui puisse blesser ou endommager les passants, causer des exhalaisons nuisibles; — 41 .— h 2° Le soin de réprimer et punir les délits con- tre la tranquillité publique, tels que les rixes et dis- putes accompagnées d'ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d'assemblées pu- bliques, les bruits et attroupements nocturnes qui troublent le repos des citoyens; « 5° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d'hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et céré- monies publiques, jeux, cafés, églises et autres lieux; » 4° L'inspection sur la fidélité du débit des mar- chandises qui se vendent au poids, à l'aune ou à la mesure, et sur la salubrité des comestibles exposés en vente publique; » 5° Le soin de prévenir par des précautions con- venables, et celui de faire cesser, par la distribu- tion des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux, tels que les incendies, les épidémies, les épizooties, en provoquant aussi, dans ces deux derniers cas, l'autorité des administrateurs des dé- partements et des districts; » 6° Le soin d'obvier ou de remédier aux évé- nements fâcheux qui pourraient être occasionnés par les insensés ou les furieux laissés en liberté, et par les animaux malfaisants ou féroces. » Les spectacles publics ne pourront être permis ou autorisés que par les officiers municipaux. ;> Tels sont les principes posés par cette loi des 16 21 août 1790, sur la compétence de la police; 1 M. GISQUF.T. 4 — 42 — principes nécessairement élastiques dans leur ap- plication, et qui sont encore la base légale du pou- voir de la préfecture de police, pour toutes les ma- tières qu'ils régissent. Quant à la loi des 19-22 juillet 1791, elle est divisée en deux titres généraux : le premier traite de la police municipale, le second de la police cor- rectionnelle. Elle déterminele mode de constatation des délits et des contraventions, et la pénalité qui s'attache à chacun d'eux, comme aussi la forme de procéder devant les tribunaux correctipnnels et de simple police. Au surplus, la plupart de ses dispositions ont été conservées dans le code d'instruction crimi- nelle. IV Création de la préfecture de police. — Arrêté des consuls du 1 er messidor an VIII. — Liste des préfets de police. L'arrêté des consuls du 1 2 messidor an VIII, qui forme la charte d'institution de la préfecture de police, et qui est encore en vigueur dans toutes ses parties, devrait trouver ici une place, comme com- plément des bases législatives de la matière; mais son étendue m'oblige à n'en relater que les dispo- sitions suivantes : « Le préfet de police exercera ses fonctions sous l'autorité immédiate des ministres; il correspondra directement avec eux pour les objets qui dépendent de leurs^Iépartements respectifs; il pourra publier de nouveau les lois et règlements de police, et ren- dre des ordonnances pour en assurer l'exécution. » Il aura dans ses attributions la délivrance des — 44 — passeports, des permis de séjour, des cartes de sû- reté; la répression de la mendicité, du vagabon- dage; la police des prisons; la surveillance des maisons publiques, des Allés publiques; la répres- sion des attroupements; la police des cultes, de l'imprimerie, de la librairie; celle des théâtres, de la vente des poudres et salpêtres, des ports d'ar- mes, des recherches des déserteurs; la petite voi- rie, la liberté et la sûreté de la voie publique; la salubrité, les incendies, débordements, accidents sur la rivière; la police de la bourse, du commerce, les taxes et mercuriales, la circulation des subsis- tances, les marchandises prohibées, la protection des monuments, les approvisionnements, etc. » 11 sera chargé de régler et arrêter les dépenses pour la visite des officiers de santé et artistes vété- rinaires, le transport de malades, de cadavres, le retrait des noyés et les frais de fourrière. » Le préfet de police ordonnancera les dépenses de son administration sur les revenus de la com- mune de Paris; le budget de son administration sera présenté au conseil municipal, et approuvé par le ministre de l'intérieur. » Un article place sous les ordres du préfet de po- lice les commissaires de police, ensemble ceux de la bourse et ceux de la petite voirie, les officiers de paix, les inspecteurs des ports, etc. Un autre article met à sa disposition la garde na- tionale et la gendarmerie, pour l'exercice de la po- lice. Enfin, l'un des derniers articles dit que : m Le préfet sera chargé, sous l'autorité du ministre de l'intérieur, de faire les marchés, les baux, les ad- judications, les dépenses nécessaires pour le ba- layage, l'enlèvement des boues, l'arrosage et l'il- lumination de la ville. » Un arrêté du 5 brumaire an IX a étendu l'auto- rité du préfet de police à tout le département de la Seine, et aux communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, qui font partie du département de Seine-et-Oise, et a placé sous ses ordres, en ce qui concerne ses attributions, les maires, adjoints, commissaires de police et la garde nationale des communes rurales; il a aussi chargé ce fonction- naire de la délivrance des passeports à l'étranger. Le 20 prairial an X, le premier consul décida que le commandant de la gendarmerie d'élite, de ser- vice pour la garde de Paris, prendrait directement les ordres du préfet de police. Ainsi qu'on a pu le voir par ce qui précède, l'action légale de ce magistrat s'étend sur un nom- bre considérable de matières; mais il en est beau- coup qui n'ont pas encore été indiquées, et que je vais énoncer pour achever, autant que possible, !a nomenclature de ses attributions : Livrets des ouvriers; surveillance des repris de justice ; administration des halles et marchés; au- torisation et surveillance des établissements dange- reux, insalubres ou incommodes; les aliénés; la re- cherche des crimes et délits; les sociétés littéraires 1 A. et autres; l'administration des corps de la garde municipale et des sapeurs-pompiers ; les fêles pu- bliques; la navigation; les voitures publiques, telles que fiacres, cabriolets, omnibus et voitures de la banlieue; les eaux minérales; les boissons falsifiées ; les maisons de santé ; les hôtels publics et maisons garnies; les diverses professions : phar- maciens, droguistes, herboristes, sages-femmes, boulangers, bouchers, charcutiers, cafés, restau- rants, marchands de vin, laitières, porteurs d'eau, étalagistes, afficheurs, crieurs publics, brocan- teurs, chiffonniers, chanteurs et baladins; bals publics; vérification des poids et mesures; garan- tie des matières d'or et d'argent; prisons et dépôt de mendicité de la Seine. LISTE DES PRÉFETS DE POLICE DEPL1S I.'lIVSTITUTlON DE LA PRÉFECTURE *. MM. Dubois, du 17 ventôse an VI11 (8 mars 1800) au 14 octobre 1810; Pasquier, du 14 octobre 1810 au 15 mai 1814; Beugnot, du 13 mai 1814 au 5 décembre sui- vant; Dandré, au 5 décembre 1814 au 14 mars 181o; Bourienne, du 14 au 20 mars 1815; 1 MM. Beugnot, Dandré, Bourienne, n'avaient que le titre de directeur général. - 43 - Real, du 21 mars au 2 juillet 1815; Courtin, du 2 au 9 juillet 1815; Decazes, du 10 juillet au 29 septembre 1815; Angles, du 29 septembre 1813 au 20 décembre 1821; Delavau, du 20 décembre 1821 au 6 janvier 1828; Debelleyme, du 6 janvier 1828 au 15 août 1829; Mangio, du 13 août 1829 au 29 juillet 1830; Bavoux, du 29 juillet au 1 er août 1830; Girod (de l'Ain), du 1 er août au 7 novembre 1830; Treilhard, du 7 novembre au 26 décembre 1830; Baude, du 26 décembre 1850 au 21 février 1851 ; Vivien, du 21 février au 17 septembre 1851; Saulnier, du 17 septembre au 15 octobre 1851; Gisquet, du 15 octobre 1831 au 6 septembre 1856. MM. Beugnot, Dandré, Bourienne, Real, Cour- tin, Angles, Mangin et Saulnier sont décédés; mes douze autres prédécesseurs sont encore vivants; savoir : 31. le comte Dubois, qui jouit dans la retraite des honorables souvenirs de son administration ; M. le baron Pasquier, aujourd'hui chancelier de France; M. le duc Decazes, grand référendaire de la chambre des pairs; M. Delavau, ex-conseiller à la cour de cassation, démissionnaire en 1850; - 48 - M. Debelleyme, président du tribunal de pre- mière instance de la Seine ; M. Bavoux, conseiller à la cour des comptes; M. Girod (de l'Ain), pair de France, président du conseil d'État; M. Treilhard, conseiller à la cour royale de Pa- ris, démissionnaire ; M. Baude, conseiller d'État en service ordinaire. M. Vivien, conseiller d'Etat en serviceordinaire. Malgré la réserve que je crois devoir m'impo- ser sur les actes de ces honorables prédécesseurs, j'aurai probablement occasion d'en rapporter quel- ques-uns et d'en discuter le mérite. Observations sur les journaux. — Diverses causes qui con- courent à faire calomnier et haïr un préfet de police. — Services rendus par moi à quelques journalistes. — Carac- tère et mission d'un journaliste tel que je le conçois. J'ai toujours évité, autant qu'il m'a été possible, d'occuper de moi le public, et j'aurais voulu sin- cèrement pouvoir échapper à la nécessité qui m'y contraint aujourd'hui. Sans cette disposition natu- relle de mon esprit, dans combien de circonstances n'aurais -je pas repoussé les allégations malveil- lantes dirigées contre moi pendant la durée de mon .idministration! Je n'ignorais pas que la maxime infâme de Bazile, habilement exploitée, peut altérer les réputations les plus pures; mais j'étais loin de m'imaginer, je l'avoue, que la méchanceté et la perfidie obtien- — oO - «Iraient à la longue un succès durable : j'avais cru que la loyauté dans les actes, la probité dans les affaires, un dévouement, une abnégation de soi- même, poussés aussi loin que peuvent l'exiger l'a- mour du vrai et l'intérêt du pays, triompheraient des préventions, des haines politiques; que la vé- rité se faisant jour à la fin, tous les hommes hon- nêtes me rendraient justice, et que l'animosité des partis s'éteindrait en présence des services que j'ai pu rendre, du peu de bien que j'ai pu faire. Il n'en a pas été ainsi. Le temps viendra, je n'en saurais douter, où l'on flétrira l'odieux système de dénigrement exploité par les adversaires du pouvoir que je défendais; mais cette justice pourrait être tardive en ce qui me concerne, si je gardais le silence; et je crois que le moyen de l'obtenir promptement, c'est de me faire connaître tel que je suis, de soumettre les actes de ma carrière administrative au public, ce grand souverain qui juge en dernier ressort les hommes et les choses. La mission de la presse est noble et grande ; nul mieux que moi n'en reconnaît la portée, et n'est disposé à en constater les avantages pour les pro- grès de l'esprit humain; mais, autant je rends hommage au caractère de l'écrivain consciencieux qui défend ses principes avec indépendance et me- sure, autant je fais peu de cas de ces folliculaires sans conviction qui mettent leur plume, trempée de fiel, au service de toutes les susceptibilités, de — 51 — toutes les vengeances, et quelquefois de toutes les opinions. Si j'avais voulu acheter des éloges, ou du moins le silence sur quelques actes de mon administra- tion, constamment dénaturés et calomniés, ma position me l'eût permis. Assez ordinairement, les hommes capables d'accueillir, de publier sciem- ment des mensonges, sont accessibles à la véna- lité; mais j'avais adopté cette vieille devise : Fais ce que dois, advienne que pourra. Je regardais comme une chose indigne de moi de capituler avec des écrivains que je n'estimais pas. Qu'on ne croie pas, toutefois, que j'aie décliné la compétence des publicistes honorables: avec ceux-là je me serais fait un devoir de discuter la cause et la moralité des mesures prises par moi, parce que j'eusse attaché du prix à leur approba- tion; mais il y avait impossibilité matérielle, par la multiplicité de mes travaux, d'engager une po- lémique de cette nature : je devais agir; j'agissais, me reposant sur l'avenir du soin d'éclairer mes détracteurs. D'ailleurs, dévoué à mes fonctions et devenu le point de mire des plus violentes attaques, je me considérais comme la sentinelle avancée du pou- voir; les coups qui m'étaient portés ne me sem- blaient pas s'adresser à ma personne, mais au sol- dat d'une cause nationale et sainte. C'eût été, selon moi, ne pas bien juger la valeur intrinsèque de certains journaux par lesquels j'é- _ 52 - tais quotidiennement harcelé, que de capituler avec eux. Moins que tout autre, je devais en faire cas; et, pour que mes lecteurs puissent apprécier jusqu'où pouvait aller mon dédain, il suffira de rappeler qu'à l'époque où je renvoyai de la préfec- ture tous les repris de justice qui faisaient partie des agents, plusieurs d'entre eux trouvèrent le moyen de faire insérer contre moi, dans les feuil- les les plus passionnées, quelques diatribes ad- mises avec un empressement mesuré à leur exagé- ration. Chaque jour m'apportait de nouveaux témoi- gnages de cet empressement à publier comme vrais les renseignements les plus erronés, toutes les fois qu'ils tendaient à me décrier. S'il est indispensable qu'un chef d'armée, pour assurer l'exécution de ses plans, ne confie qu'en partie, aux officiers sous ses ordres, la volonté qui imprime une direction, cette réserve est d'une né- cessité plus absolue, peut-être, dans une adminis- tration comme celle que je dirigeais. Là, surtout, le secret devient une condition du succès : d'où il suit que mes agents les plus dévoués ignoraient tout ce qui s'éloignait du point sur lequel ils de- vaient agir; que même aucun des employés supé- rieurs n'était initié à la partie secrète des moyens de police; qu'aucun ne connaissait l'ensemble de l'organisation des services, et qu'à deux excep- tions près, tous restaient étrangers à la pensée politique. Je donne ces explications en passant, pour dé- truire des préjugés accrédités dans le public : on croit assez généralement qu'il suffît d'appartenir à la préfecture de police pour être dépositaire de nombreux secrets; c'est une erreur : chaque em- ployé, sans en excepter les commissaires de police, n'a qu'un cercle plus ou moins étroit dans lequel il peut se mouvoir; le préfet seul tient dans sa main le moteur principal et tous les rouages secondai- res; c'est du moins ainsi que les choses se sont pas- sées de mon temps, et c'est ainsi qu'on devra agir toutes les fois que l'on voudra avoir une adminis- tration homogène et forte. Et cependant, l'esprit de parti aveugle les hom- mes à toi point, que l'on croyait avoir fait une con- quête importante en corrompant un de mes agents subalternes; l'on accueillait ses confidences comme des révélations graves qui dévoilaient les mystères dont moi seul j'avais la clef. Combien de fois les journaux hostiles n'ont-ils pas été dupes de quel- ques misérables instruments de bas étage, et n'ont- ils pas à leur tour trompé leurs lecteurs! En définitivej'aurais pu, comme beaucoup d'au- tres, me servir de la presse pour me faire une ré- putation usurpée ou juste : je ne l'ai pas voulu; car, sous le fardeau de mes occupations, je n'avais pas le temps d'expliquer mes actes au public, ni même aux personnes qui m'entouraient, et parce que je dédaignais un moyen trop souvent employé au profit de la médiocrité : le charlatanisme peut 1 5 cependant établir une brillante réputation, mais moi, je ne voulais faire la mienne que par la réa- lité et l'étendue de mes services; il répugne à mon caractère de rechercher l'éloge, même quand il me semble mérité. J'ajouterai encore que c'eût été commettre des indiscrétions préjudiciables à l'action de la justice, en révélant par anticipation les causes qui me fai- saient agir, et nuire, dans un intérêt personnel, aux intérêts de la chose publique. Mais la réserve que je me suis imposée m'a été funeste sous beaucoup de rapports; elle a fortifié les dires de ceux qui me décriaient; elle a changé en préventions les sentiments de reconnaissance ou d'estime que je crois mériter de la part des bons citoyens. J'ai donc fait à mon détriment l'épreuve de la puissance que les journaux exercent sur l'opinion publique, et je crois rendre service aux fonction- naires qui, dans une position équivalente à la mienne, seraient tentés de suivre mon exemple, en mettant sous leurs yeux le danger de n'opposer aux détracteurs que la force d'inertie et le calme d'une conscience irréprochable. Je leur dirai : Si vous n'avez point la pratique des affaires, si vous êtes plus disposés à solliciter des faveurs qu'à vous en rendre dignes, moins pré- occupés de l'intérêt de vos administrés que du soin de votre propre élévation, soit inapplication, soit incapacité, soit défaut d'énergie, vous sentez que vous n'êtes pas à la hauteur de vos devoirs, il vous sera facile d'acquérir la réputation d'un praticien consommé, d'un magistrat indépendant, d'un ad- ministrateur courageux, intègre, doué de talents supérieurs, et sacriûant ses goûts, sa fortune, sa santé , pour se dévouer tout entier à l'accomplis- sement de ses devoirs. La recette est toute simple : faites votre cour à quelques hommes influents dans les journaux; mettez autant que possible à leur disposition le pouvoir dont vous êtes investi; soyez humbles et flatteurs jusqu'à la bassesse; déclinez la solidarité de tous les actes qui les blesseraient; enfin, pre- nant envers eux l'attitude d'un protégé, efforcez- vous de leur persuader que vous partagez leurs doctrines, que vous vous guidez par leurs inspira- tions. En même temps, achetez le dévouement de ces frelons littéraires qui s'agitent dans une sphère moins élevée, et qui mettront à votre service le sel piquant de leurs bons mots. Par cette double combinaison, vous agirez à la fois d'une manière efficace sur l'opinion des hom- mes graves, des hommes politiques, et sur l'esprit de cette classe frivole qui ne voit que la superficie des choses, et dans laquelle vous trouverez mille échos favorables à votre réputation. N'oubliez jamais qu'en France, surtout à Paris, où la vérité a tant de peine à se faire jour, la masse des lecteurs adopte et accrédite des opinions toutes faites; les journaux y sont donc les grands dispen- sateurs des réputations. Fussiez-vous, sous tous les rapports, un homme supérieur; eussiez vous l'in- tégrité de l'Hospital, le dévouement de Sully, le génie de Colbert. le patriotisme de Lafayette, il suf- fira d'un trait spirituel et empoisonné pour vous livrer au ridicule, à la risée publique, ou pour sou- lever contre vous des préventions universelles. A plus forte raison, si vous n'étiez, comme moi, qu'un homme ordinaire, ne pouvant se recomman- der que de son zèle, de ses bonnes intentions et d'un amour sincère pour son pays, que deviendrait votre réputation dansles circonstances difficiles que j'ai traversées? Le pouvoir, attaqué par la grande majorité des journaux, avait devant lui une administration ac- tive, à laquelle était confié le soin d'exécuter les ordres de répression, parfois sévères, toujours fâ- cheux pour les partis dont ils gênent l'action, dont ils détruisent les espérances. Cette administration, qui touche immédiatement aux intérêts privés, qui froisse l'opinion des opposants et le calcul des fac- tions, c'est moi qui la faisais agir. Je me trouvais ainsi exposé en première ligne aux coups dirigés contre l'autorité. Les journaux qui se respectent assez pour ne pas descendre aux injures se contentaient de cri- tiquer avec plus ou moins d'amertume ; mais comme, d'une part, l'interprétation morale est toujours faite sous l'impression de certaines idées. au profit de certaines doctrines, et que, de l'autre, l'exécution des mesures, l'accomplissement des faits qui choquent ces mêmes idées, ces mômes doctrines, étaient ordinairement dénaturés, il en résultait une disposition continuelle à blâmer mes actes. Des ménagements, quelquefois habilement calculés, donnaient plus de poids à une censure amère, presque toujours injuste. Voilà pour les journaux du premier ordre. Quant aux autres, à ceux qui tour à tour font usage du sarcasme et de l'outrage pour déverser le mépris sur l'objet de leurs faciles colères, ceux- là, m'indiquant à la haine des partis, ne se fai- saient faute d'aucune insinuation malveillante, d'aucun expédient ingénieux pour me diffamer au jour le jour. Enfants perdus de la presse sé- rieuse, qu'on peut désavouer s'ils vont trop loin, et qui lui servent d'auxiliaires obligés, leurs traits acérés et malins, tantôt sous couleur d'ironie, tan- tôt sous point de calembourg, tordent et déchirent à plaisir une réputation. Le secret de faire rire aux dépens d'autrui est un art d'autant plus per- fide, que cette apparence de naïveté, ce ton de gaieté qui lui est propre, impliquent une sorte de candeur dont on ne se défie guère; et puis nous sommes assez disposés à la moquerie, assez por- tés à déprimer notre prochain, à ravaler surtout l'homme du pouvoir, pour accueillir volontiers ce feu roulant de jeux de mots, de piqûres, de sail- lies qui le frappent sans relâche ni miséricorde. — 158 — Ainsi, pendant cinq ans, tous les matins, les unes et les autres feuilles, sauf de rares excep- tions, ont dirigé contre moi leurs traits dangereux; dénaturant, blâmant mes plus inoffensives actions; me prêtant des énormités; dénonçant ma préten- due conduite arbitraire; flétrissant mes soi-disant injustices avec une persévérance qui n'a point d'exemples. Il n'est pas de faits controuvés, d'assertions hasardées, d'histoires absurdes, que la déloyauté n'ait imaginés pour me vouer à la haine des hon- nêtes gens; pas d'épithètes injurieuses que la mé- chanceté de mes ennemis politiques m'ait épar- gnées... Et l'on voudrait qu'un caractère hono- rable n'en fût point atteint? qu'une réputation bien acquise pUt y résister? C'est impossible. Mais ce n'est pas tout; on ne doit point oublier qu'à cette époque il existait à Paris vingt mille in- dividus actifs, énergiques, appartenant aux opi- nions légitimistes, républicaines et bonapartistes, qui se maintenaient en état de conspiration conti- nuelle contre le pouvoir; et, sans vouloir faire un rapprochement injuste, j'ajouterai que Paris ren- ferme ordinairement plus de sept mille voleurs repris de justice, dont la police surveille et com- prime les mauvais penchants et les coupables in- tentions. Voilà donc une partie nombreuse de la popula- tion intéressée, à divers titres, à troubler l'ordre et à décrier l'autorité qui paralyse ses efforts, et qui — h'9 — place les coupables aux mains de la justice toutes les fois qu'ils ont encouru une répression légale. Remarquons encore que les hommes enrôlés sous diverses bannières politiques ont des sympathies et des organes dans la presse départementale; là aussi un écrit sous l'influence des passions; il y a donc action et réaction incessantes pour attaquer et vi- lipender l'homme signalé comme un ennemi com- mun à l'animadversion des partis. Et si l'on réfléchit que le préfet de police est obligé, dans une foule de cas l , d'user de son pou- voir, même à l'égard des meilleurs citoyens; de contrarier leurs intérêts privés pour protéger l'in- térêt de tous; si l'on s'appesantit, enfin, sur les fâ- cheuses préventions dont l'institution de la police est l'objet, et sur la répugnance que l'on éprouve généralement à prendre sa défense, on comprendra que tout le monde soit disposé à la blâmer, et que personne ne cherche à la justifler. Comment alors, quand tous les journaux sont d'accord pour assaillir d'accusations un préfet de police, quand ils ont presque tous intérêt à le dé- considérer, à paralyser ses mesures , voudrait-on qu'il ne fût pas victime de l'influence malveillante que tant de causes diverses concourent à exercer sur l'opinion publique? 1 En matière de police municipale, les procès-verbaux dressés pour des contraventions commises par les habi- tants s'élèvent à plus de deux cents par jour. - 60 - Encore, si l'on voyait chez tous les publicistes un désir sincère de s'éclairer, un peu de bonne vo- lonté à faire l'aveu d'un tort, d'une erreur; s'ils daignaient vérifier, avant ou après, leur accusa- tion, et constater le résultat vrai de leur examen; si, quand iisontattaqué durement, injustement, quand ils ont outragé sans motif un honnête homme, ils admettaient la défense sans l'accompagner d'une nouvelle agression, sans exiger qu'elle fût conçue en termes adulateurs î Mais combien n'ai-je pas vu d'écrivains foulant aux pieds toute équité, toute retenue; mettant non moins de persévérance à sou- tenir une allégation inexacte qu'ils avaient mis de légèreté à la publier une première fois; puis, fer- mant les colonnes de leur journal aux réclamations de la partie lésée; souvent même argumentant sur le contenu d'une réplique sans la publier, et y trouvant un texte à de nouveaux sarcasmes, à une diffamation nouvelle! Certains rédacteurs avaient la prétention de pa- raître infaillibles aux yeux de la multitude : une méprise rectifiée , un tort confessé loyalement les auraient, disaient-ils, déconsidérés; ils craignaient de perdre leur crédit, leurs abonnés; et il leur pa- raissait plus libéral de réparer une première injure par une seconde, d'administrer encore du fiel et du poison à la victime de leurs impostures. Pour corroborer ces réflexions inspirées par les faits qui se sont passés sous mes yeux, et surtout par le souvenir de mes douleurs , qu'il me soit per- - 61 lis de présenter un fort petit nombre d'exemples de publications faites en dépit de la vérité, et quel- quefois enjoignant l'ingratitude à l'infidélité d'une narration. 11 n'est guère d'agglomération d'hommes, et con- séquemment il est peu d'administrations publi- ques où il ne se soit glissé des individus que leurs penchants vicieux ont entraînés à quelque mé- chante action. La préfecture de police, malgré le soin scrupuleux que j'apportais à rendre son nom- breux personnel digne d'estime, n'a pas été, plus qu'une autre, exempte de cet inconvénient. Dans le laps de temps écoulé pendant mes fonctions, j'ai eu à déplorer quelquefois des actes coupables de la part d'un petit nombre de subordonnés, et j'ai dû sévir. L'employé convaincu d'une faute contraire à l'honneur était sur-le-champ expulsé. Un agent fut renvoyé pour cause de malversa- tion. Je l'avais traité avec indulgence par pitié pour ses enfants; au lieu de m'en savoir gré, cet homme alla confier ses doléances à la presse ; et, les jours suivants, ce fut dans les journaux un chorus de récriminations contre l'impitoyable bru- talité du préfet de police, qui venait de renvoyer un honnête père de famille pour s'être refusé, di- sait-on, à l'exécution d'un acte arbitraire... J'ai eu la générosité de ne pas répondre et de laisser igno- rer la cause de ce renvoi. Seul, un jour, dans mon cabinet, j'entends du — 62 - bruit dans la pièce voisine, et l'on vient me dire qu'un monsieur veut à toute force pénétrer jusqu'à moi, en refusant de décliner son nom; je consens à le recevoir; il entre : son regard semblait cour- roucé; le ton de sa voix était impérieux sans im- politesse. Voici le colloque qui s'établit entre nous : — Je vous déclare , monsieur le préfet , que les choses ne peuvent pas continuer ainsi. — Voulez- vous me dire, monsieur, de quoi il s'agit et à qui j'ai l'honneur de parler? — Vous savez bien qui je suis. Fatigué, obsédé par vos agents, je ne puis faire un pas sans les avoir à mes trousses. Tout à l'heure encore, de la place Dauphine jusqu'ici, j'en ai vu au moins cinq cents qui me suivaient. — Vous êtes dans l'erreur, monsieur; je ne vous con- nais point, et jamais je n'ai employé cinq cents agents pour surveiller une personne; tous ceux de la préfecture n'y suffiraient pas. — Ma maison est entourée, observée sans cesse; je n'y tiens plus! — Enfin, monsieur, qui êtes-vous? — Vous ne l'ignorez pas, monsieur le préfet. Je ne puis me montrer sans voir des myriades d'hommes de po- lice. Hier encore, comme j'ouvrais ma croisée, ils se sont mis à crier : Vive l'empereur ! de manière à m'étourdir. Je sais bien que je suis l'empereur; mais il est singulier que vous ne consentiez pas à me laisser vivre incognito comme un simple bour- geois de Paris. Les traits, les manières distinguées de cet homme ne trahissaient aucun caractère d'aliénation; mais, - 63 - voyant que j'avais tout bonnement affaire à un fou, je ne voulus pas aggraver son malheur, même par une contrariété. — Pardonnez-moi, lui dis-je; je n'avais pas eu l'honneur de vous reconnaître. — C'est possible; mais j'espère maintenant que vous ferez votre devoir et qu'on me laissera tranquille. — Je me conformerai à vos intentions... Et, à ces mots, le pauvre aliéné sortit en me toisant de toute la hauteur du nom qu'il croyait porter. A quelques temps de là il rentrait dans Paris, muni d'un paquet que les employés de l'octroi vi- sitèrent malgré sa résistance. Persuadé que c'était encore une de ces vexations de police dont il se di- sait victime, il écrivit une longue lettre dans la- quelle il m'accusait d'avoir employé envers lui tous les genres d'oppression; c'était là, disait-il, une at- teinte portée à la liberté individuelle; quel citoyen pourrait être désormais à l'abri des persécutions d'une police infâme?... Et celte lettre fut publiée par plusieurs journaux, avec des commentaires brochant sur le tout, en l'an de grâce 1834!!! L'accueil empressé fait parles feuilles publiques à tout individu porteur d'une note accusatrice con- tre moi, et l'espèce de sympathie dévolue à quicon- que se plaignait de la police, encourageaient à me diffamer tous les intrigants qui voulaient faire par- ler d'eux et se concilier les bonnes grâces d'un parti politique. Aussi étais-je condamné à lire cha- que jour quelque virulente diatribe à mon adresse. C'est le cas de faire observer que, s'il est peu - 04 - d'hommes dont on ait autant parlé que de moi de 1831 à 1857, il en est peu aussi qui soient moins connus : on m'a montré sous différentes faces; on m'a prêté toutes sortes de défauts; on m'a peint comme un despote ambitieux, cruel, dissolu, bi- zarre, ignorant, dissimulé, orgueilleux, avide, hypocrite; on m'a gratifié de toutes les mauvaises passions; enfin, on m'a représenté sous toutes les formes, excepté sous la véritable. On chercherait vainement, grâce au ciel, dans les portraits moraux que les partis ont faits de moi, un seul trait de ressemblance avec mes goûts, mes habitudes et mon caractère. Puisque le but que je me propose est de détruire d'injustes préventions, il me sera bien permis, lors- que tant de gens ont été injustes à mon égard, de me rendre justice moi-même. Je dirai donc que je crois être franc, loyal, dés- intéressé; que je me plais à faire le bien, et sou- vent au delà de la limite de mes moyens; que mes goûts ont conservé la simplicité des habitudes d'une situation modeste; que mon caractère, quoi- que susceptible et emporté, est incapable de dé- guisement; que nul plus que moi ne reste fidèle à ses affections; que j'aime à faire abnégation de moi-même pour ma famille et pour mes amis; que, loin de rechercher l'élévation et les honneurs, je ne me plais que dans une position humble et obscure, préférant à l'attrait du pouvoir une existence pai- sible et les douceurs de l'intimité. J'ajouterai que — 65 — mon cœur est exempt de fiel ; que je n'ai jamais su haïr, ni même conserver long-temps une légi- time rancune contre ceux qui m'ont fait du mal. Combien de fois, quoique remplissant avec fer- meté un devoir rigoureux, n'ai-je pas fait des sa- crifices personnels pour alléger des souffrances, jus- que dans les rangs des hommes qui auraient trouvé du bonheur à m'anéantir! Cependant j'ai à peine ce qui est nécessaire aux besoins de ma famille. La femme d'un détenu compromis dans les trou- bles de juin 1832 vint demander une permission toute exceptionnelle pour pénétrer dans la cham- bre de son mari, à Sainte-Pélagie; j'accordai cette permission. Bientôt une faveur plus grande fut sol- licitée : il s'agissait d'autoriser le détenu à sortir de sa prison sur parole, pour aller auprès de sa fa- mille; j'y consentis. Cette dame m'ayant ensuite exposé la situation pénible de ses enfants, j'eus le bonheur de lui faire accepter quelques secours avec tous les ménagements convenables. Son mari fut touché de mes procédés, et, peu de temps après, il m'envoya un dessin fait par lui, qu'il me dédiait en me témoignant sa reconnaissance. Ce me fut une nouvelle occasion de venir à son aide. Ou'on juge de ma surprise lorsque je trouvai , quelques jours plus tard, la signature de ce même prisonnier au bas d'une lettre violente et diffama- toire, écrite collectivement par plusieurs détenus, cl insérée dans le journal la Tribune. Les journalistes qui ne m'épargnaient aucun 1 6 - 66 - déboire, qui saisissaient avec tant de hâte la moin- dre circonstance propre à me susciter des ennuis, ont eu quelquefois besoin de moi; il en est même qui ne se sont pas fait faute de recourir souvent à mon autorité. L'un de ces messieurs, jouissant d'une assez hautejnfluence dans la presse, vint me prier de faire expulser du royaume un étranger, réfugié politique, dont il avait à se plaindre grave- ment. Il était question, tout à la fois, d'escroquerie et de manœuvres capables de troubler la sécurité d'une famille. En vertu de la loi du 28 vendémiaire an VII, concernant les étrangers dont la présence est sus- ceptible de troubler l'ordre, et sur une décision du ministre de l'intérieur, je fis sortir de France cet individu dans un délai raisonnable, et le journa- liste se confondit en protestations de reconnais- sance pour un acte auquel il attachait un grand prix. Je ne comptai pas précisément sur cette re- connaissance, et ce fut chose sage... La feuille publique où mon obligé avait beaucoup de crédit me poursuivit de toute son acrimonie dès le len- demain, et mainte fois, affichant des sentiments patriotiques et généreux, elle a déclamé contre l'arbitraire et les rigueurs du pouvoir à l'égard des réfugiés politiques! Peut-être est-ce le cas d'expliquer une contra- diction manifeste et qui m'a frappé dans la con- duite de certains journalistes. Combien de fois, lorsque je reprochais à l'un d'eux la différence de - 67 - ses discours conformes à mes vues avec les doc- trines soutenues dans la feuille qu'il rédigeait, ou quand un de mes actes obtenait son approbation verbale portée jusqu'à l'éloge , tandis que son journal en faisait une critique amère le jour sui- vant, combien de fois ne m'a-t-il pas été fait cette réponse : «Que voulez-vous? 77 faut que notre » journal soit de sa couleur, qu'il suive sa ligne; » c'est la condition essentielle de succès ; un jour- » naliste doit faire tous ses efforts, et, au besoin, » des sacrifices d'amitié pour atteindre le double » but qu'il se propose : la prospérité de son entre- )• prise sous le rapport pécuniaire, et le triomphe » de l'opinion qu'il représente; tout ce qui con- » trarie ces deux intérêts doit être sacrifié. Le » langage public d'un journaliste n'est pas tou- )> jours l'expression fidèle de sa pensée ; l'écrivain 3> doit être avant tout l'homme de son journal. » Telle est, d'après les souvenirs qui me sont restés de quelques conversations, l'analyse des obliga- tions imposées à l'homme de lettres qui rédige un journal... Et c'est à ces misérables intérêts de co- terie et d'argent que l'on offre en holocauste la réputation, l'honneur de ses adversaires, et les intérêts les plus sacrés du pays! Et l'on appelle cela de la probité politique!!! Quant à moi, je me glorifie de ne pas l'entendre ainsi. Cependant, quoique l'acharnement des journaux dût m'inspirer des désirs de vengeance, combien - 68 - de fois n'ai-je pas obligé des journalistes ! La plu- part d'entre eux, condamnés à une détention plus ou moins longue, me jugeant tout autre que leurs feuilles ne m'avaient dépeint, voulaient bien s'a- dresser à moi pour obtenir la faveur de subir leur détention dans une maison de santé. Cette faveur, je me suis empressé de l'accorder ou de la faire accorder à tous ceux qui l'ont sollicitée, notam- ment à MM. Scheffer, gérant du National; Viénot, gérant du Corsaire; Bascans, gérant de la Tri- bune; Philippon, gérant de la Caricature; de Nu- gent, gérant du Retenant; de Brian, gérant de la Quotidienne; Bérard, éditeur ou auteur des Can- cans; Charles Maurice, gérant du Courrier des Théâtres, et à plusieurs autres. Parmi ceux qui n'ont pas demandé à être trans- férés dans une maison de santé, il en est beaucoup à qui je permettais de sortir sur leur engagement d'honneur; il n'en est pas un seul qui ait, de mon fait, éprouvé un refus; MM. Carrel et Paulin, gé- rants du National; Thouret, gérant de la Révolu- tion; Destigny , auteur de la Nèmèsis incorruptible; Mugney, gérant du Mayeux, et quelques autres écrivains dont les noms m'échappent, ont souvent profité de ces permissions. Ce sont là de faibles services, mais ils engageaient ma responsabilité, et plusieurs fois ils m'ont valu quelques désagréments. J'ajouterai que M. Destigny me fut redevable de sa liberté; je ne le connaissais que par ses œuvres - 69 - poétiques, dans lesquelles je n'étais pas épargné; mais ce jeune homme, doué d'un beau talent et sincère dans ses convictions, eut recours à moi pouraider un de ses co-détenus; son air franc m'in- spira de l'intérêt. J'ai eu la satisfaction de lui être utile. Je le dis parce que la reconnaissance, j'aime à le croire, ne pèse pas au cœur de M. Destigny. M. Mugney était dans une situation encore plus défavorable à mon égard : rédacteur-gérant d'un abominable journal nommé le Mayeux, où j'avais lu, au milieu des outrages adressés au chef de l'E- tat, des imprécations contre moi, M. Mugney su- bissait à Sainte-Pélagie des condamnations à cinq ou six ans de prison, et devait, en outre, payer quelques milliers de francs d'amende, ce qui lui était absolument impossible. Il eut occasion de me voir pour me remercier d'un léger service; je causai avec lui : ma fran- chise lui plut; il m'avoua qu'il me croyait tout autre. « Si je vous avais rencontré dans la rue il » y a un mois, me dit-il, je vous aurais tué avec !» joie. Maintenant je suis heureux d'être détrompé j» et de pouvoir détromper quelques-uns de vos en- » nemis. » Je l'engageai vivement à renoncer à la carrière du journalisme : il me crut, secoua le joug de son exaltation politique, et eut le bon esprit d'ac- cepter une place de 2,400 francs au bureau de la fuurrière, dont je l'ai plus tard nommé chef. Cet emploi n'a rien de commun avec la politique. Il est un autre homme, l'ancien rédacteur du 1 G. — 70 - Pilori, qui publia et fit vendre dans les rues ma prétendue biographie, infâme libelle où l'on cher- cherait vainement un seul mot de vérité. Ce jour- naliste, qui certes ne doit pas contribuer pour beau- coup à faire honorer la profession d'écrivain, a eu recours à moi depuis que je suis rentré dans la vie privée, et n'a pas en vain sollicité l'oubli de ses torts et un adoucissement à sa misère. Voilà comment je me suis vengé. On ne s'étonnera pas, d'après la profession de foi d'un journaliste, rapportée plus haut, si le même système d'injustes récriminations a été con- tinué à mon sujet : la couleur, la ligne du journal l'exigeaient; mais on pensera, du moins, que tous ceux que j'ai obligés personnellement et de bonne grâce se seront montrés quelque peu sensibles à ce procédé... On se tromperait. Un des citoyens les plus honorables de Paris, colonel d'une légion de la garde nationale, avec lequel j'avais des rapports d'amitié, conduisit un jeune homme dans mon cabinet, en me disant : «c Je viens vous présenter un de vos ennemis. » C'était un rédacteur gérant de la Tribune, M. Bas- cans. La visite avait pour objet d'obtenir au profit de M. Bascans, sous le poids de plusieurs condam- nations, la permission de substituer au séjour de la prison, pendant plusieurs années, celui d'une maison de santé. Le colonel ajouta : « M. Bascans > vous saura un gré infini de cet acte de générosité, » et son intention est de vous témoigner sa recon- — 71 — n naissance en donnant sa démission de gérant de n la Tribune dans le plus bref délai possible, et en » restant désormais étranger aux factions qui at- » taquent le gouvernement. » Ma réponse fut celle-ci : « Que M. Bascans vous » écrive pour conflrmer ces déclarations, et je lui ;> ferai accorder ce qu'il demande. » Bientôt la let- tre fut écrite par M. Bascans, et je m'empressai de réaliser ma promesse. Eh bien! qu'arriva-t-il? Lors de la révolte de juin, M. Bascans, oubliant l'engagement qu'il avait pris de rester dans la mai- son de santé, en sortit et traversa plusieurs quar- tiers occupés par les insurgés ; puis, appelé comme témoin à décharge par quelques accusés, il fit une déposition fort injuste, fort hostile envers l'admi- nistration dont j'étais le chef. La conduite de M. Bascans aurait pu motiver le retrait de la faveur dont il jouissait; je n'avais qu'un mot à dire pour qu'il fût réintégré en prison, et je le laissai néanmoins dans sa maison de santé. Les rédacteurs d'une feuille dont le titre ne Ggure pas au nombre de celles que je viens de citer, le Messager, ont eu également à se louer de mes pro- cédés. Ce journal, qui parait le soir, doit en quel- que sorte sa vitalité à l'avantage, exclusif alors, d'être vendu sur la voie publique et dans les théâ- tres : c'était une faculté qui donnait une valeur notable à l'entreprise. J'aurais pu supprimer celte faveur et l'accorder — 72 - à d'autres qui la demandaient avec instance; ce n'eût été qu'une juste représaille, car le Messager s'est toujours montré l'un des journaux les plus malveillants à mon égard; et pourtant je n'ai ja- mais voulu porter atteinte à l'espèce de privilège dont il jouissait. Ai-je besoin de rappeler comment cette feuille m'a prouvé, dans une occasion récente, que sa haine avait survécu à la durée de mes fonctions. Tandis que l'aigreur, l'injustice de la presse, se révélait chaque jour à mes yeux, et que la connais- sance des faits me disposait à refuser mon estime à des écrivains de mauvaise foi, je me sentais d'au- tant plus enclin à honorer les journalistes éclairés et consciencieux. Un journaliste, tel que je le conçois, doit appor- ter dans ses investigations la probité d'un noble caractère, l'indépendance et \a force du talent. Homme nécessairement grave, il ne fait obéir sa plume qu'à ses convictions. Je ne prétends pas que l'opinion dont il est le défenseur doive céder à au- cune influence personnelle; mais elle ne devrait pas non plus accorder de concessions ni aux pas- sions ni à l'esprit de parti. La puissance du publi- ciste est moins dans la supériorité d'une logique spécieuse que dans la droiture de ses moyens, dans la pureté de ses intentions. Ne parlant jamais que des choses dont il a une connaissance exacte, il ne s'exposera pas à commettre de ces lourdes mépri- ses qui peuvent être funestes aux intérêts publics. JO — et qui ne nuisent pas moins à la considération de la presse elle-même. Loin de faire usage de l'ou- trage et de la calomnie, le journaliste deviendra un censeur d'autant plus redoutable qu'il se ser- \ira d'armes loyales, et qu'il sera toujours un fidèle interprète de la justice et de la vérité. J'aime à le déclarer, à ces traits on peut recon- naître quelques-uns de nos hommes de lettres; mais malheureusement ce n'étaient là que des excep- tions honorables; beaucoup de journalistes enten- daient autrement leur mission. Et pouvais-je, en conscience, ne pas dédaigner ce que je considérais comme des moyens répréhensibles de servir une cause en foulant aux pieds la justice et la vérité? Il est facile de juger après l'événement; et les hommes étrangers à toute coterie qui ont lu ce qui précède, moins surpris de la persévérance des journaux à me décrier que de ma roideur dans une lutte de ce genre, me diront peut-être que j'ai eu tort. Oui, j'ai eu tort, je le confesse, un tort immense, celui de croire qu'il suffisait d'opposer la loyauté dans l'accomplissement de mes devoirs aux conti- nuelles persécutions de la presse; j'ai eu tort de penser que ma conduite personnelle, toujours gé- néreuse, désarmerait les haines politiques; que les services rendus au pays, le sacrifice de mon repos, l'abnégation de moi-même, parleraient plus haut que les censures passionnées de mes détracteurs, et que bientôt la dignité de mon silence et de mon - 74 - caractère, appréciée par les honnêtes gens, ferait taire ces clameurs qui ont pu égarer l'opinion de mes concitoyens. Je ne savais pas que, dans cette persévérante ténacité à me poursuivre, à me présenter sans re- lâche sous des couleurs odieuses ou ridicules, il y eût un principe de vie plus puissant que la vérité; qu'on s'habituerait à tenir pour chose jugée des imputations, des calomnies mille fois reproduites par des feuilles graves, par des journaux moins sérieux, par des libelles sortis des mêmes passions, distillant le même fiel; je ne le savais pas! Il a fallu qu'une rigoureuse expérience vînt m'appor- ter cet enseignement ; et je l'ai subi, et j'ai épuisé toute l'amertume du calice... mais, frappé dans ma position, dans mes intérêts les plus chers, vic- time de la basse rancune de mes ennemis , j'ai acquis le droit de faire, en ce qui me concerne, un appel à la raison publique , et d'attacher aux pas de mes persécuteurs le remords et le mépris. Que si mon langage était trop empreint d'une indignation péniblement contenue , je prie ceux qui me liront de réfléchir à tout ce que j'ai souf- fert depuis huit ans. Si l'on savait à quel point j'ai été blessé dans mes affections, dans mes intérêts de famille; combien de douleurs, d'humiliations j'ai dévorées en silence, on trouverait bien pâles les termes dont je me suis servi sous de telles im- pressions! J'avais quitté une position forte et élevée, où les - 7o - traits empoisonnés n'avaient cessé de m'atteindre, et que je n'avais conservée que par dévouement à mon pays; je croyais avoir lassé la haine. Malgré celte preuve de résignation , bien rare chez les hommes qui ont pris part à la gestion des affaires publiques; malgré cette renonciation volontaire à une carrière qui pouvait offrir à l'ambition des chances de succès, les calomniateurs sont venus me poursuivre, jusque dans ma retraite, de leur infatigable animosité. Aussi, quelque effort que je puisse faire pour maîtriser toute espèce de res- sentiment, il m'est difficile de n'être pas ému au souvenir des tortures que j'ai subies. Mais qu'on se garde bien de faire une applica- tion trop étendue de mes récriminations; elles s'adressent exclusivement aux hommes méchants qui se sont étudiés à me déchirer dans l'intérêt de leurs passions. Si leur malice a pu à la longue en imposer à des publicistes impartiaux, je ne ren- drai pas ces derniers solidaires d'un système dé- loyal, dont ils répudient à coup sûr la complicité. Je sais distinguer un libelliste cupide de l'écrivain honorable qui aurait laissé surprendre sa bonne foi. Ces observations sur la presse devaient trouver ici leur place; elles étaient indispensables pour ex- pliquer au lecteur la cause des dissemblances entre mes narrations et celles de quelques journalistes, lorsqu'ils écrivaient sur les inspirations de la haine ou dans l'ignorance des faits. VI Ma biographie. — Casimir Périer. — Commencement de nos liaisons; création d'une maison de commerce au Havre. — Mon retour à Paris. — Mon association avec Scipion et Ca- simir Périer. — Création d'une maison de banque en mon nom à Paris. Avant de raconter tout ce qui me semble pré- senter quelque intérêt dans ma carrière adminis- trative et politique, je dois donner quelques dé- tails sur ma carrière commerciale. L'observateur n'ignore pas que tout se lie dans l'existence hu- maine, et que, pour bien juger le caractère, les actes de celui qui a tenu dans sa main une fraction du pouvoir, il est utile de jeter un coup d'œil sur ses précédents, de le prendre à son point de dé- part. Je ne veux pas me soustraire à un examen qui s'étendra sur les diverses phases de ma vie, et je dirai tout ce qui peut contribuer à me faire con- naître. - 77 - Je suis né à Vezin (Moselle), le 14 juillet 1792, d'une famille obscure et pauvre. Mon père était à cette époque lieutenant de douanes; il ne put me donner qu'une éducation restreinte; mais j'appris de lui à aimer mon pays, à ne jamais manquer aux lois de l'honneur et de la probité. Ces traditions, quoi que mes détracteurs aient pu dire, je les ai conservées religieusement dans mon cœur, et je prouverai, par ces Mémoires, que je les ai toujours mises en pratique. J'avais un peu plus de seize ans lorsque je vins à Paris occuper un emploi de copiste dans les bu- reaux de la maison de banque de MM. Périer frè- res; j'y entrai sur la recommandation d'un ami de mon père et de M. Matthieu de Montmorency, le 7 novembre 1808. Le désir d'aider ma famille excita mon ardeur naturelle pour le travail ; il me fut promptement tenu compte de mon zèle; au bout de trois mois je reçus, avec une gratification, un traitement annuel de 600 francs, qui fut doublé avant l'expiration de la première année. Quand il ne serait pas entré dans mes goûts de vivre avec la plus stricte économie, mes devoirs envers mon père m'en auraient fait l'obligation. Dès que ma position le permit, la plus vive de mes jouissances fut de l'associer au fruit de mes travaux, et, je puis le dire, il s'est ressenti progres- sivement des améliorations survenues dans ma si- tuation : toujours il eut sa part dans mon bien-être . 1 M. GIsQUET. 7 — 78 — et je m'estime heureux de pouvoir encore adoucir les souffrances de sa vieillesse. Notre famille était nombreuse : j'avais deux frè- res et quatre sœurs; mon appui ne leur manqua jamais ; j'ai fait donner de l'instruction à plusieurs d'entre eux; et, par des sacrifices pécuniaires, j'ai assuré l'établissement de plusieurs autres, avant même l'époque où j'ai commencé à me former un petit capital. Qu'on me pardonne ces détails; j'aime ma famille ; les hommes qui s'honorent d'être bons parents ne les trouveront pas oiseux. Dès l'année 1810, les connaissances que j'avais acquises dans le commerce et mon assiduité ren- dirent mon travail réellement utile à la maison Périer. C'est à cette époque que remontent la bien- veillance toute particulière et la confiance dont m'honora toujours l'illustre chef de cette maison. Casimir Périer, doué d'une rare pénétration, d'un jugement sur et rapide, embrassait d'un coup d'œil et avec une admirable précision l'ensemble des affaires les plus délicates, les plus compliquées; un tact parfait lui en faisait à l'instant même saisir le côté faible et le point essentiel. Son intelligence supérieure négligeait habituellement les détails pour s'attacher aux choses principales. On com- prendra qu'une telle organisation le rendait diffi- cile, exigeant avec ceux de ses employés qui ne répondaient pas à sa promptitude, à sa présence d'esprit. Mais il savait racheter un premier mou- vement d'impatience et d'humeur par quelque - 79 - attention délicate qui décelait le regret ou la crainte d'avoir affligé... La bonté de son cœur faisait ainsi oublier des formes un peu dures, et on l'aimait d'autant plus qu'on avait mieux compris les inéga- lités de son caractère. Une circonstance qui pourrait sembler futile, mais que je me plais à rappeler comme un heu- reux souvenir, contribua à me placer favorable- ment dans son opinion et dans son estime. J'étais chargé de la tenue des livres de sa mai- son de banque; me trouvant un dimanche à mon bureau, ce qui n'était pas obligatoire, M. Casimir Périer vint auprès de moi, et, profitant des loisirs que lui laissait un jour férié, il voulut s'éclairer sur la situation de la plupart de ses correspondants en- vers sa maison. Voici à peu près notre conversation : — Monsieur Gisquet, dit-il, où en sommes-nous avec M. A ? — Réponse: Il nous doit 55,000 fr., dont 1 o,000 exigibles le 28 du courant, 10,000 le 29, et 10,000 au 16 du mois prochain. — Et M. B , quelle est la position de son compte? — Il a fait usage de la totalité de son crédit; il nous doit 150,000 francs, dont 50,000 échoiront le 10 novembre, 50,000 le 25 du même mois, et 50,000 le 20décembre. — Et M. C ? — Son débit s'élève à 90,000 francs; mais il nous a expédié telle mar- chandise pour telle valeur, ce qui réduit notre dé- couvert à 58,000; les 90,000 se composent de nos acceptations divisées ainsi : 24,000 fr. au 5 no- -80- vembre, 16,000 au 18, 20,000 au 14 décembre, 13,000 au 23, et 15,000 au 5 janvier. Sans pousser plus loin les exemples, je dirai que Casimir Périer passa en revue, de la même ma- nière, une cinquantaine de comptes courants, et que, sur chacun d'eux, mes réponses furent immé- diates, exactes et complètes. Il n'y aurait rien que de fort ordinaire dans ce fait, si je n'ajoutais pas que je parlais de mémoire, sans le secours des livres. Tous ces comptes étaient classés dans ma tête aussi bien que les dates, et je pouvais fournir toute espèce de renseignements, sans faire aucune recherche, sur une comptabilité résumée dans un grand livre de 7 à 800 pages. Je n'appuierais pas sur cette circonstance, si elle était de nature à flatter la vanité; mais il s'a- gissait seulement d'un effort de mémoire qui prou- vait tout au plus une sérieuse application à mon travail. Cependant Casimir Périer contesta l'exactitude de quelques-unes de mes réponses, et plus je per- sistais dans mes affirmations, plus son impatience le disposait à l'emportement. Trop enclin moi- même à m'échauffer par la contradiction, j'élevai la voix au diapason de la sienne, sans tenir compte de la différence de nos positions, m'exposant ainsi aux inconvénients qui pouvaient en résulter, plu- tôt que de fléchir sur un point où j'étais certain d'avoir raison. Je ne tardai pas, au surplus, à lui démontrer qu'il se trompait, en mettant sous ses - 81 - yeux des preuves irrécusables. Cette espèce de scène, au lieu de laisser des traces fâcheuses dans son esprit, le rendit, au contraire, plus affectueux dans ses rapports avec moi, et depuis cette époque (1811) sa bienveillance et plus tard son amitié ne se sont jamais démenties. Jusqu'à la fin de 1817, je continuai à remplir dans la maison Périer frères les devoirs d'un em- ployé dont le zèle et le dévouement étaient sans cesse récompensés par des égards et des témoi- gnages d'affection. Mais, parvenu à ma vingt-cin- quième année, je songeai à me faire une position dans le commerce, en utilisant, pour mon compte et dans la vue du bien-être de ma famille, l'expé- rience que j'avais acquise; j'y étais d'ailleurs en- couragé par les conseils de mes amis, qui offraient de mettre à ma disposition les capitaux nécessai- res à la création d'un établissement. C'est dans cette pensée que je me déterminai à quitter la maison Périer, pour former au Havre une société de commerce avec mon ami Théodore Brunet. Nous avions pressenti dès lors, ainsi que d'autres négociants, la prospérité que le retour de la paix devait assurer à ce port de mer. J'allai donc me fixer au Havre le 1 er avril 1818 ; mais, dès Je 51 décembre de la même année, je reçus de Ca- simir Périer l'invitation pressante de me rendre auprès de lui; une crise fâcheuse venait d'éclater, et jetait dans le commerce l'inquiétude et la per- turbation. La maison Périer, qui avait de grands 1 7. - 82 - intérêts engagés avec plusieurs maisons de Lon- dres dont la position se trouvait compromise, crai- gnait d'en ressentir trop fortement le contre-coup. Je revins sur-le-champ à Paris; peu de jours suf- firent pour rendre à MM. Périer la confiance que leursituation devait leur inspirer. J'eus le bonheur de concourir à ce résultat, et, sur le point de re- tourner au Havre, je fus retenu par leurs instances et par la proposition qu'ils me firent de m'associer à leurs affaires, tout en me laissant les avantages de ma maison du Havre. Aux termes de l'acte social alors passé entre MM. Scipion Périer, Casimir Périer et moi, je de- vins, à partir du 1 er janvier 1819, l'associé-gérant de leur maison de banque, ayant comme eux la signature sociale , sous la raison Périer frères et compagnie, et absolument les mêmes droits pour la gestion de nos affaires communes. Au mois d'avril 1821, la mort de Scipion Périer laissa peser à peu près sur moi seul la direction de nos entreprises. On sait qu'alors les travaux légis- latifs et les luttes persévérantes que soutenait déjà Casimir Périer dans l'intérêt des libertés publiques ne lui permettaient guère de donner des soins journaliers à ses opérations commerciales. La durée de notre société était de six années; conséquemment elle expirait le 1 er janvier 1825. A cette époque, l'association ayant été constamment heureuse, j'avais acquis une fortune qui s'élevait à 500,000 francs. Il paraissait naturel que je vou- - 83 - lusse continuer ces rapports sociaux ; mais mon intention de créer une maison de banque en mon nom s'accrut par le désir qu'avait mon ami M. Jo- seph Périer, le digne frère de Casimir, d'entrer comme associé-gérant dans la maison dont il est encore aujourd'hui le chef principal. Ma retraite ne pouvait que favoriser l'exécution d'un arran- gement convenable sous tous les rapports, et, malgré les instances amicales de Casimir Périer, la dissolution de notre société eut lieu. Il serait surabondant d'ajouter que nous nous séparâmes dans les termes de la meilleure intelligence ; il suffit de dire qu'en fondant un établissement de banque et de commerce à Paris, sous la raison Gisquet et compagnie, je fus commandité de 500,000 francs par M. Casimir Périer et par M. Foncier; ainsi, dans le fait, notre association n'éprouva qu'une interruption momentanée. Au moyen de cette commandite, ma nouvelle maison, créée le 1 er mai 182o, avec un capital d'un million, occupa aussitôt un rang honorable dans le commerce. En l'année 1828, je fus nommé par voie d'élec- tion, suivant l'usage, juge suppléant au tribunal de commerce. Jusqu'à présent je n'ai parlé que des époques de ma vie où le soin d'assurer pour moi et pour les miens des moyens d'existence avait tenu la pre- mière place dans mes préoccupations. Des idées d'un autre ordre, néanmoins, fermentaient depuis — 84 — longtemps dans mon esprit; toutes les heures dé- robées aux devoirs de ma position commerciale, je les consacrais à l'étude des questions d'écono- mie politique. Un sentiment instinctif, en quelque sorte, dirigeait ma pensée vers ces études, dont les circonstances rendirent l'intérêt plus palpitant chaque jour. Quand mes sympathies n'auraient pas été naturellement acquises aux sentiments li- béraux, il serait difficile de croire que j'eusse pu me soustraire à l'influence d'une amitié éclairée. Vivant dans l'intimité de Casimir Périer, je connus ses principes, je les partageai; ceci explique assez pourquoi , en atteignant l'âge et les conditions prescrits pour l'exercice des droits électoraux, je mis en action, dans le cercle de ces mêmes droits, tout ce qu'il y avait en moi de force et de chaleur patriotiques. Pendant près de dix années, je m'associai aux hommes indépendants et courageux qui s'effor- çaient d'exercer une influence légitime dans les élections, pour contribuer au bonheur du pays par des institutions politiques appropriées aux be- soins de notre époque. C'est chez moi qu'avaient lieu les réunions électorales et les scrutins prépa- ratoires pour les élections du deuxième collège. Il fallut bien qu'on appréciât mon zèle puisque, du moment où les électeurs de l'opposition acquirent la majorité, je fus constamment nommé membre des bureaux définitifs du petit et du grand collège. VII Quelle était l'opinion publique lors du retour des Bourbons. — Situation de la France sous la monarchie absolue. — Réformes opérées par la révolution de 89. — Les fautes de la restauration. — Réflexions et remarques sur Charles X. — L'opposition pendant la restauration. — La société Aide- toi, le ciel t'aidera. — L'adresse des 221. Peut-être il ne sera pas sans intérêt d'arrêter un moment nos regards sur la physionomie politique de la France à l'époque dont je viens de parler; mais, pour mieux juger l'ensemble des causes et des circonstances qui ont amené un changement de dynastie , je crois indispensable de reprendre d'un peu plus haut le cours des événements. Quand les Bourbons , presque oubliés après un long exil, reparurent sous la protection des baïon- nettes étrangères , si l'on put voir au nombre de leurs partisans les débris de la vieille noblesse, le - 86 - clergé, quelques mécontents et quelques traîtres qui les accueillirent avec transport, il n'en fut pas ainsi de l'immense majorité de la nation. Les hommes éclairés, les esprits généreux, amis du progrès, les véritables patriotes enfin , éprou- vèrent ce sentiment pénible si bien exprimé par le courageux Manuel quand il a dit que la France avait vu le retour des Bourbons avec répugnance. Ce n'était pas seulement l'orgueil national blessé dans ses plus beaux souvenirs, le mépris du dra- peau de la république et de l'empire, témoin des mémorables faits d'armes de deux générations, la présence de ces bataillons tant de fois vaincus par nous, et foulant en maîtres le sol de la patrie; nos frontières mutilées, l'avilissement de notre gran- deur, l'humiliation substituée à la gloire; ce n'é- tait pas seulement, dis-je, ce tableau de nos misè- res qui blessait au cœur les hommes sincèrement dévoués aux intérêts du pays. Il était facile de prévoir que le retour aux an- ciennes idées serait la conséquence du rétablisse- ment des Bourbons. Ainsi, la conquête des libertés publiques, utile et glorieux résultat de la révolu- tion , cette conquête , plus précieuse encore que celles payées du sang français sur quarante champs de bataille, se trouvait en péril. Nos institutions civiles et politiques, appropriées aux besoins de l'époque et consacrées par trente années d'expé- rience, pouvaient se corrompre par la restauration d'une famille dans laquelle se personnifiaient tous - 87 - les principes et tous les abus de l'ancien régime. Une sorte d'instinct national faisait pressentir qu'il faudrait recommencer les luttes séculaires que le pays avait soutenues, d'abord pour défen- dre, ensuite pour reconquérir les droits, les fran- chises dont il s'était vu dépouiller. Ce pressenti- ment, cette crainte, devaient surtout éveiller la sol- licitude de ceux qui ont profité des enseignements de l'histoire. Pouvaient-ils oublier que les princes de l'ancienne monarchie avaient toujours montré une tendance à briser tout ce qui faisait obstacle à l'exercice illimité de leur pouvoir, et que les in- stitutions favorables à la liberté des peuples ne s'ob- tiennent que lentement? Combien de siècles écoulés, que de souffrances subies par nos pères, depuis l'affranchissement des communes jusqu'à l'abolition des gabelles et de la torture ! Dans cette longue période d'oppression et de servitude, qui s'étend de Louis le Gros jusqu'à Louis XVI, malgré les germes de civilisation qui remontent au temps des croisades, malgré le dé- veloppement fécond de l'intelligence humaine, dû à la découverte de l'imprimerie, la France voit dans ses annales le supplice des templiers, les ex- terminations de la jacquerie, la guerre des Albi- geois, la Saint-Barthélémy, les massacres des Cé- vennes, les dragonnades... sanglants trophées du despotisme et de la superstition, qui sont autant de témoignages de la lutte acharnée soutenue par - 88 - ceux qui souffraient contre ceux qui profitaient des abus. Mais, dans ces débats perpétuels entre les be- soins de la nation et le privilège, entre l'aristocra- tie et les éléments de liberté invoqués au nom des classes inférieures, il y eut des fâcheuses alterna- tives; les mauvais rois se hâtaient de détruire tout ce qui leur semblait un affaiblissement de leur puis- sance, et, trop souvent, les ministres de la religion encourageaient ces usurpations pour maintenir le peuple dans un état d'ignorance profitable aux er- reurs et aux préjugés exploités par le fanatisme. Les effets de cette tendance prouvent assez com- bien elle était active et persévérante; ils démon- trent évidemment quels puissants obstacles le trône et les privilèges groupés à sa base opposaientàl'ac- cès des lumières et aux efforts des classes dont elles auraient amélioré la position. C'est ainsi qu'au lieu de s'accroître progressivement, la somme des li- bertés dévolues à la nation a été de plus en plus restreinte, et s'est trouvée anéantie lorsque la royauté, résumant en elle toute la puissance pu- blique, a pu dire comme Louis XIV : L'État, c'est moi. Mais si les formes d'un gouvernement imposent à la nation une sorte d'ilotisme, son bien-être peut surgir de ses souffrances matérielles ; la gestation des idées en prépare l'avenir; elles attendent leur maturité pour éclore, et l'opportunité du temps pour se manifester. — 89 — Ainsi, tandis que les fastueuses prodigalités du révocateur de l'édit de Nantes ruinaient le pays; tandis que les spirituelles orgies de la régence, les immorales profusions de l'amant couronné des Pompadour et des Dubarry épuisaient la fortune publique, déconsidéraient la majesté royale, un mouvement intellectuel immense s'opérait. D'une part, les idées avaientacquis cette vigueur nécessaire pour franchir l'espace qui sépare la pra- tique de la théorie; de l'autre, les leçons de la phi- losophie, au dix-huitième siècle, s'étaient non-seu- lement infiltrées dans les rangs secondaires, mais, pénétrant la couche endurcie des préjugés, elles avaient ébranlé de vieilles convictions, et fait des prosélytes même parmi les hommes intéressés à la proscrire. II ne fallait plus, pour leur donner l'essor, pour qu'elles pussent se traduire en faits, qu'une cause déterminante. L'avènement au trône d'un roi ver- tueux, mais trop faible dans ces grandes circon- stances, fut l'instant marqué pour l'irruption qui devait tout briser pour tout reconstruire. Qu'on mette en présence l'état des choses à cette époque et les besoins impérieux qui se faisaient gé- néralement sentir; on comprendra toute l'immi- nence de la révolution de 89. Avant cette rénovation sociale, la population était divisée en trois classes : la noblesse, le clergé, et le peuple, autrement dit le tiers état. Le pouvoir civil, judiciaire et militaire, était 1 8 - 90 - exercé par des privilégiés qui avaient acquis à prix d'argent ou qui possédaient par voie d'hérédité le droit d'exploiter leurs charges à leur profit person- nel, bien plus que dans l'intérêt des populations. Ce n'était pas , comme aujourd'hui , des fonc- tionnaires salariés, révocables et responsables de leurs actes. La vénalité des charges les assimilait à des pro- priétés; et, quelque mauvais usage qu'on en pût faire, l'autorité supérieure demeurait impuissante pour la répression, comme ceux qui en étaient vic- times se trouvaient sans recours légal. Dans un tel état de choses, les abus étaient d'au- tant plus criants, d'autant plus nombreux, que le pays ne possédait pas encore des institutions uni- formes applicables à toutes les localités et à toutes les classes d'individus. Chaque province avait ses lois, sa juridiction, ses coutumes, ses usages particuliers; d'où il ré- sultait une espèce de chaos qui aidait puissamment à l'arbitraire. La complication s'augmentait par la diversité des mœurs, par les stipulations d'ancien- nes chartes, d'anciens traités spéciaux à telle ou telle partie du territoire, par la variété des idiomes, et par la différence des systèmes monétaires, des poids, des mesures, etc. En outre de toutes ces causes de malaise pour la presque généralité des citoyens, il existait des exemptions nombreuses en faveur des deux pre- miers ordres de l'État et des établissements monas- - 91 - tiques; d'où il suivait que les charges publiques pesaient principalement sur les classes les plus pauvres. Rappelons encore les prérogatives attachées à la naissance, le mépris pour les sciences libérales, pour l'industrie et le commerce; mépris qui s'é- tendait, même dans l'armée, sur les officiers ayant obtenu leurs grades par leur mérite, et qu'on ap- pelait avec dédain officiers de fortune. Signalons aussi l'exclusion du tiers état de l'ad- ministration des affaires publiques; les entraves apportées au libre exercice des professions; les ser- vitudes, les corvées, les dîmes, tristes vestiges de la féodalité; l'intolérance en matière religieuse; les conditions humiliantes imposées aux dissidents du catholicisme, aux sectateurs des autres religions. Ajoutons enfin l'établissement arbitraire des im- pôts sans le concours du pays, et le gaspillage des deniers publics sans contrôle; abus irritants dont les excès n'étaient qu'accidentellement tempérés par la résistance des parlements. Tel est, ce me semble, le tableau abrégé de notre ancien état social. Voici maintenant la majeure partie des institu- tions que la révolution de 89 a substituées à ce ré- gime, si peu en harmonie avec les exigences delà civilisation, avec les préceptes de l'humanité. Division de la France en départements; abolition de tous les privilèges, des castes et de leurs préro- gatives; suppression de la vénalité des charges; - 92 - création d'une administration homogène sur tous les points de la France, agissant dans le cercle de ses attributions avec responsabilité, et toujours dé- pendante de l'autorité gouvernementale, d'où ré- sulte l'unité d'action, l'une des conditions les plus essentielles pour la bonne gestion des affaires du pays. Egalité devant la loi pour tous, droit de recours et de pétition assuré à tous les citoyens. Concours nécessaire de la nation représentée pau- ses mandataires, pour la confection des lois et pour le vote et la répartition de l'impôt. Abrogation des lois, usages et coutumes en vi- gueur seulement dans quelques provinces. Promulgation de nouvelles lois, embrassant dans leurs dispositions tous les besoins sociaux, obliga- toires dans toute l'étendue de la France et pour tous les citoyens sans exception. Liberté de la presse, sauf la répression des écarts. Libre exercice des cultes, et protection accordée à toutes les croyances religieuses; institution d'un clergé rétribué par l'Etat, sans privilèges, dont les membres sont assimilés, dans beaucoup de cas, aux fonctionnaires publics, et renfermé dans le cercle de sa mission spirituelle. Création d'une magistrature de l'ordre judiciaire, de différents degrés, pondérée de manière à assurer la réforme des écarts, des erreurs, des fausses in- terprétations des lois, et soumise sur tous les points à une même jurisprudence. — 95 — Droits d'élection et d'éligibilité assurés à tous, aux conditions déterminées par les lois. Intervention du pays, par le jury, dans le juge- ment des causes criminelles. Faculté pour tous les citoyens de parvenir aux emplois publics, aux grades, aux honneurs. Autorités municipales pour l'administration des communes. Les citoyens de toutes les classes (le clergé ex- cepté ) soumis aux lois de la conscription. Institution de la garde nationale. Contrôle sévère par les chambres et par la cour des comptes de l'emploi des deniers publics. Droit de chasse et de port d'armes étendu à tous aux mêmes conditions. Suppression ou rachat des redevances et servi- tudes féodales. Liberté dans l'exercice des professions; les arts, l'industrie, le commerce et l'agriculture protégés et honorés. Encouragements donnés à l'instruction de toutes les classes de la société. Je puis mettre encore au nombre des conquêtes modernes l'institution de la Légion d'honneur. Il faut aussi rappeler que les réformes avaient atteint la royauté elle-même, puisque son pouvoir, renfermé dans les limites constitutionnelles, était soumis à l'autorité des lois. Enfin, je ne dois pas oublier que la vente et le morcellement des biens du clergé et des émigrés 1 8, - 94 - avaient associé un million de citoyens à la conser- vation des principes consacrés par la révolution. Telle est la nomenclature des bienfaits sortis de nos tourmentes révolutionnaires. Tels étaient le nouvel ordre social et les grands intérêts menacés, en 1814, par le retour des Bour- bons. Nous allons voir jusqu'à quel point étaient fon- dées les répugnances et les inquiétudes qu'inspi- rait la restauration. Les premiers actes de Louis XVIII furent datés, on s'en souvient, de la dix-huitième année de son règne. N'était-ce pas là une amère dérision? N'é- tait-ce pas méconnaître tout ce que la nation avait fait de grand, d'impérissable depuis 89? N'était-ce pas déchirer les plus belles pages de notre his- toire, et remettre en question les conquêtes de la civilisation sur l'ignorance et le despotisme? Après avoir répudié le drapeau d'Austerlitz, de Marengo et des Pyramides, ce prince licencia les glorieux débris de notre armée; ratifia l'abandon de toutes nos conquêtes, de la flotte d'Anvers, de toutes les forteresses de la Belgique et de la Savoie, d'un immense matériel de guerre; et, sans oser insister pour conserver à la France les limites na- turelles du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, il se contenta humblement des anciennes limites du royaume. Un an plus tard, d'énormes charges grevaient le trésor public pour acquitter les dettes de rémigra- - 915 - tion, pour salarier l'humiliante occupation étran- gère, et pour obtenir de l'Europe, à prix d'argent, le pardon de nos vingt années de gloire et de pros- périté! Ce n'était point assez d'avoir consenti le sacrifice des dotations appartenant à la Légion d'honneur, et de celles que nos grandes illustrations militaires avaient obtenues dans les pays étrangers; le réta- blissement des ordres du Saint-Esprit et de Saint- Louis fit descendre à un rang secondaire cette pa- triotique institution. Tandis que la restauration flétrissait ainsi les choses que nous avions appris à honorer, qu'elle repoussait les hommes dignes de l'affection et de la reconnaissance du pays, elle récompensait osten- siblement les traîtres, et prodiguait les pensions, les emplois, les honneurs, aux chefs de la chouane- rie, aux fauteurs de nos guerres civiles, et concé- dait enfin à des généraux ennemis les plus hauts grades de notre armée. Il est vrai que la volonté royale avait rédigé pour nous une charte, mais une charte octroyée, ne contenant que de faibles lambeaux de nos li- bertés. Aussi, les garanties données à la nation, dans ce document, permettaient-elles chaque jour l'évo- cation hostile du droit divin, la reproduction des formules féodales et nobiliaires, le protocole su- ranné du bon plaisir, et même l'innocent exergue des rois de France et de Navarre. - 9(> - Le cortège obligé de ces exhumations du bon vieux temps apparut bientôt dans la création d'une maison militaire ; là figuraient les gardes du corps, les gardes de la porte et de la manche, les mous- quetaires noirs, les mousquetaires rouges, sans omission de la compagnie des cent- suisses ; puis une garde royale nombreuse, composée de régi- ments français et étrangers, où les nationaux n'oc- cupaient qu'un rang inférieur sous le rapport de la solde et des préséances. La maison militaire du roi, reproduite sur une échelle moins large pour l'héritier du trône, sup- pose l'observation rigoureuse de l'étiquette monar- chique; aussi ne manquait-il aucun des grands officiers de la couronne, propre à en relever l'éclat; et le pays subvenait à ces profusions excessives en fournissant une liste civile de quarante mil- lions ! La réapparition, sur tous les points du royaume, des victimes de l'émigration, s'expliquait naturel- lement; mais leur présence était une menace con- tinuelle pour les détenteurs des biens nationaux. Quoique la revendication des droits, des em- plois, des grades par les émigrés fût souvent ac- cueillie, et qu'on rémunérât chèrement les services de ceux qui s'étaient battus contre la France, il fallut plus tard en venir à une compensation plus efficace des propriétés vendues comme nationales; et la restauration, pour satisfaire les exigences dont elle était assaillie, décida qu'à litre de trans- - 97 - action , la France accorderait le milliard de l'in- demnité. De toutes les mesures consommées par la res- tauration, c'est la seule qui mérite, selon moi, une approbation entière; elle était conforme aux règles de Téquité; il était juste de réparer le dommage causé par des spoliations odieuses. D'ailleurs, cette réparation pécuniaire fut un acte de sage politi- que qui rassura les consciences, raffermit les droits des possesseurs des biens d'émigrés, rendit à ces mêmes propriétés la valeur qu'elles représentaient, et fit cesser l'espèce d'interdit dont elles étaient frappées. Rappelons maintenant d'autres faits qui ne sont pas malheureusement de nature à mériter l'éloge, et dont plusieurs même doivent exciter l'indigna- tion de toute âme généreuse. La cession de l'Ile-de-France (devenue île Mau- rice), et quelques autres de nos possessions d'ou- tre-mer, fut faite aux Anglais , déjà riches d'une partie de nos dépouilles maritimes. La restauration n'esi-elle pas aussi responsable et solidaire des indignes traitements qu'on fit subir à Napoléon? N'eùt-il pas, au contraire, été d'une sage politique d'intervenir activement pour adou- cir les rigueurs de sa captivité? Napoléon était en- core le symbole vivant de notre gloire; la France aurait su gré aux Bourbons des efforts tentés pour consoler une si grande infortune. Au lieu de sui- vre cette noble impulsion, on a prodigué l'outrage, - 98 - on a blessé nos sympathies; on a cherché même à ternir l'éclat d'une carrière immortelle ! C'est ainsi que s'explique la suppression des noms mémorables donnés aux rues, places et mo- numents modernes de la capitale; c'est ainsi qu'on eut à déplorer la mutilation ou la spoliation de nos trophées. Il ne faut pas s'étonner si des listes de proscrip- tion furent dressées; elles frappaient de nobles vé- térans de nos armées et des hommes généreux qui avaient voué leur existence et leurs talents à la patrie. Les formes ordinaires de la justice ne suffisaient plus à l'impatience de ceux qui se disaient nos maîtres; on procéda à la création de cours prévô- tales et de commissions militaires, par une auda- cieuse violation de nos lois. Ces époques, de douloureuse mémoire, ont pré- senté, d'une part, l'impunité révoltante des crimes commis pendant les sanglantes réactions du Midi, impunité qui a couvert de sa protection même les assassins d'un maréchal de France l , et, de l'autre, les assassinats juridiques du maréchal Ney, de Labédoyère, de Mouton-Duvernet, des frères Fau- cher, qui n'ont pas été les seules victimes de la restauration. Au mépris des idées philosophiques dévelop- pées depuis un siècle, et surtout depuis 89, la mai- 1 Brune. - 99 - son régnante accordait au clergé une prédilection marquée, dans laquelle on pourrait chercher une des causes principales de sa chute. L'admission des hommes d'église dans les affai- res temporelles, notamment leur introduction à la chambre des pairs, les encouragements de toute nature accordés à l'intolérance religieuse, prélu- dèrent aux excès qui ont accompagné les missions, les plantations de croix et les sermons des prêtres fanatiques. Le rétablissement de plusieurs fêles, même de celles abolies par le concordat, avait plus que l'in- convénient d'être antipathique à nos mœurs, de nuire aux classes laborieuses en paralysant leurs travaux; c'était comme un défi, quelquefois un outrage aux citoyens appartenant à d'autres cultes. Une pieuse douleur expliquait mais ne justifiait pas, dans ses formes récriminatoires, l'institution d'une fête funèbre en commémoration du 21 jan- vier 1795; c'était imposer à la nation la honte d'une amende honorable. Décidée à faire triompher son système à tout prix, la restauration ne rougissait pas de recou- rir à des moyens réprouvés par la morale et par la conscience. Combien de fraudes signalèrent la concession et l'exercice des droits électoraux! Combien se firent remarquer plus tard les tendances aristocra- tiques du pouvoir dans la division des électeurs en grands et en petits collèges! — 100 — Ces prémisses devaient produire leurs consé- quences. Les lois sur la censure, la loi sur le sacri- lège, le projet de loi sur le droit d'aînesse, témoi- gnaient assez l'intention de reconstruire pièce à pièce l'édifice qui s'était écroulé avec les murs de la Bastille. Enfin le licenciement de la garde nationale en- gagea le pouvoir dans cette voie funeste où chaque pas faisait naître un écueil. Au lieu d'éclairer, les résistances de l'opinion suscitèrent des mesures de plus en plus extrêmes; et la restauration, croyant s'affermir et s'élever, tomba de faute en faute jus- que dans l'abîme creusé par les ordonnances de juillet. Dans cette esquisse, où je n'ai consulté que mes souvenirs, et qui, pour cette raison, doit être fort incomplète, le lecteur retrouvera en partie les actes par lesquels la restauration s'est aliéné l'esprit pu- blic, et qui ont justifié toutes les préventions dont elle était l'objet. Mais ces actes étaient-ils une condition néces- saire, une déduction logique de la position qu'elle s'était faite? C'est une question dont l'examen me conduirait trop loin, et que je crois susceptible de recevoir des solutions bien opposées. Je dirai, néanmoins, que la plupart de ces actes, liés entre eux, s'harmonisaient avec le système qu'on voulait faire prévaloir. Dès l'instant où l'on se fut décidé à méconnaître les besoins de l'époque, on se trouva contraint de — 101 — déclarer la guerre à nos institutions modernes , pour les remplacer par celles dont avaient fait jus- tice les hautes lumières de l'assemblée nationale. Et, sans vouloir aucunement atténuer les fautes de la restauration, je conviendrai qu'environnée d'obstacles multipliés, elle n'avait pas toujours le choix des moyens; qu'elle pourrait, jusqu'à un certain point, trouver sa justification dans l'impos- sibilité de concilier la nature et les conditions de son existence avec les prétentions et les vœux légi- times du pays. Mais si l'indulgence lui tient compte des diffi- cultés qu'elle ne pouvait surmonter, l'histoire mar- quera d'un sceau réprobateur quelques-uns des faits que j'ai signalés. Ils suffiraient pour mettre en évidence l'incorrigible aveuglement de ces prin- ces qui n'ont pas même pu s'éclairer à l'école du malheur : faut-il rappeler que Charles X tirait va- nité de l'inflexibilité de ses principes, et se procla- mait le seul esprit immuable, le seul qui n'eût pas changé depuis quarante ans? Ne doit-on pas s'étonner de cette ignorance, presque volontaire, de périls toujours croissants , contre lesquels va se briser une obstination sans exemple, quand il était si facile de les éviter? Car, on doit le dire, la France, longtemps satu- rée de victoires, avait d'abord trouvé dans un re- pos acquis aux dépens de sa dignité, une sorte de compensation aux sacrifices de tout genre, aux douleurs profondes qui résultaient de la chute de 1 9 - 102 - l'empire; elle s'était résignée à la paix des vain- cus, qui allait ménager le sang de ses fils. L'indus- trie, le commerce , trop longtemps immolés aux considérations politiques, reprenaient leur essor; des relations ouvertes sur tous les continents of- fraient des débouchés à nos manufactures; les in- térêts matériels voyaient enfin devant eux une ère de prospérité. Si le bon esprit de la nation, qui met toujours en première ligne les satisfactions de l'intelligence, eût reconnu dans le gouvernement imposé une volonté franche et loyale de maintenir ses droits, de lui accorder successivement les institutions en rapport avec la masse des lumières répandues, oh! certes, eût-elle dû n'obtenir ces libertés que lente- ment et une à une, la pensée d'un bouleversement, d'un changement de dynastie par la force, ne lui serait point venue. Il dépendait donc des Bourbons de se maintenir au trône, d'y perpétuer leurs successeurs : le se- cret de la durée de leur puissance était dans la marche des temps. Mais, au lieu de l'observer, d'é- tudier les progrès de l'esprit humain, les modifica- tions, les mouvements de la société régénérée, pour y satisfaire en leur imprimant une direction, ils demeuraient, ils voulaient rester stationnaires. Peut-être qu'en soumettant à une investigation attentive le caractère, les idées du dernier roi de la branche aînée, on parviendrait à pénétrer dans l'intimité de ses vues, à expliquer toute sa conduite. — 103 — Ce prince, uniquement adonné pendant sa jeu- nesse aux plaisirs futiles, et dont l'intelligence res- treinte ne s'était pas développée par des goûts studieux, repoussa môme l'instruction offerte à l'homme dans la moralité des revers. Engagé dans les intrigues de cour, et séduit par des espérances souvent déçues et tant de fois re- nouvelées dans les longues années de l'exil, son caractère avait dû s'en aigrir. Accessible unique- ment aux petites passions, toujours puissantes où les lumières manquent, son esprit avait négligé l'observation qui nourrit et féconde. Parvenu au trône à cet âge où les facultés per- dent de leur énergie, Charles X, ainsi fait, devait être l'ennemi de toutes les innovations auxquelles il attribuait ses malheurs. Trop peu éclairé pour connaître la limite dans laquelle le jeu des libertés publiques est sans danger pour le pouvoir, sa ré- pugnance confondait l'expression des besoins légi- times avec les témérités de la licence; et chaque obstacle à des actes d'une politique rétrograde était à ses yeux un signe précurseur des saturnales révolutionnaires. Dans cette situation, touchant à la vieillesse, où l'homme fait un retour sur lui-même, et juge, sous l'aspect religieux, les plaisirs qu'il ne peut plus goûter, Charles X s'était livré sans réserve aux pratiques de la dévotion. L'ascendant des prêtres sur sa volonté devint manifeste. Alors, ce prince put admettre, dans sa bonne _ 104 — foi, que le véritable moyen de rendre la France heureuse et d'affermir le trône consistait à mora- liser le peuple par la religion ; à lui persuader que, toute félicité venant d'en haut, il suffisait à la destinée humaine de traverser humblement la vie, sans s'inquiéter en rien du mode employé pour le gouverner, sans s'immiscer dans les pres- criptions de la royauté, image de Dieu sur la terre. A ce compte , une nation d'autant plus docile qu'elle serait plus dévote, d'autant plus dévote qu'elle serait plus ignorante, n'occupant son in- telligence qu'aux satisfactions matérielles, qu'à des pratiques pieuses pour mériter le ciel, parvien- drait inévitablement à l'état de brute et à la timide abnégation d'un troupeau. Je ne prétends pas dénier les consolations im- menses que procure la religion : je crois même qu'au point de vue où il s'était placé, Charles X cédait aux inspirations de sa conscience; et, cette donnée une fois admise, l'emploi qu'il fit ou per- mit de faire des abus du catholicisme était parfai- tement d'accord avec sa manière de comprendre la société. Mais l'insoutenable proposition d'un pareil sys- tème politique, dans lequel lui seul ne démêlait peut-être pas une théocratie mal déguisée, aurait exigé avant tout, dans l'application, une transfor- mation radicale des hommes et des choses : c'était vouloir faire reculer la France de neuf siècles ; c'était rêver une impossibilité. — 103 — Comme le vieux monarque, sincère dans ses convictions, ne pouvait pas plus les abandonner que la nation ne voulait se plier au joug du fana- tisme, il suivit une route diamétralement opposée à celle où il aurait dû marcher. J'ai résumé les actes saillants de la restauration , et Ton sait jus- qu'où l'entêtement fit persister dans cette voie pernicieuse. Si Charles X, vers le commencement de son règne, avait voulu se confier à une nation loyale, écouter ses vœux, se jeter dans ses bras sans res- triction, sans arrière-pensée, cet unique moyen se présentait pour asseoir la monarchie sur des bases inébranlables/Mais il eût fallu abjurer ses opinions, déraciner ses préjugés, renoncer aux vieilles affec- tions, rompre avec de fidèles serviteurs, avoir le courage d'être ingrat envers le clergé et l'émigra- tion, qui s'étaient associés à ses malheurs. Les Bourbons, dominés parleurs précédents, n'ayant respecté ni les droits ni les sympathies de la nation, devinrent antipathiques à la nation. 11 fut avéré qu'aucune transaction n'était désormais possible avec eux; et dès lors on put considérer la restauration comme en état de divorce avec la France. Toutefois la résistance fut aussi légale qu'elle doit paraître juste. L'exercice des droits électoraux était le moyen le plus généralement employé, et en même temps le plus efficace pour opposer une barrière aux empiétements du pouvoir. Le pays 1 9. - 106 - comprenait qu'une chambre composée de manda- taires animés de sentiments patriotiques forcerait la restauration à changer de système, ou à risquer son existence dans une lutte provoquée par la vio- lation des lois. Aussi les efforts des bons citoyens étaient-ils tous dirigés vers ce but : les uns concouraient par leurs votes au choix des députés indépendants; d'autres, par des publications chaleureuses, stimulaient le zèle et nourrissaient les sentiments généreux du corps électoral. C'est dans cette pensée que, malgré les entraves des lois sur la presse, la société Jide-toi, le ciel t'aidera, fut créée; qu'elle se mit en rapport avec tous les points de la France, et, par des écrits nombreux, propagea et fitprédominer, autant qu'il dépendait d'elle, les doctrines de l'opposition. Ce chapitre de mon livre étant en partie destiné à mentionner la part que j'ai prise à nos luttes électorales, je dois rappeler que je fus l'un des pre- miers membres de cette association, comme, plus tard aussi, je figurai au nombre des principaux électeurs de Paris qui composèrent un comité pour exercer une utile influence, non-seulement dans la capitale, mais également sur la direction de l'es- prit public dans les départements. Les organes du pouvoir avaient mainte fois porté de violentes accusations contre un prétendu comité directeur longtemps avant qu'il n'existât. Je ne prétendrai pas que ces clameurs en ont seules - 107 - donné l'idée; mais elles ont du moins servi à en faire comprendre l'utilité et l'importance. En effet, c'est à partir de l'époque où la société et le comité dont j'ai parlé tout à l'heure eurent commencé leurs travaux que l'on vit enfin les électeurs indé- pendants agir partout avec confiance et sous une même impulsion. Alors sortit des élections générales de 1828 cette chambre dont la seule apparition renversa le mi- nistère Villèle, et qui, à l'avènement du ministère Polignac, vota la fameuse adresse des 221. Personne ne peut encore avoir oublié que, par cette manifestation énergique, bien que respec- tueuse, la législature jeta en quelque sorte le gant à la restauration, et légitima d'avance la résistance armée qui protégea nos institutions contre les or- donnances liberticides de juillet 1830. A l'occasion de l'adresse des 221, les électeurs deParis décernèrent une médaille aux dignes man- dataires qui l'avaient adoptée : je fus l'un des com- missaires chargés de ce soin, et en même temps le trésorier de la souscription *, Ce que le pays avait fait entrer dans ses prévi- sions ne manqua pas de se réaliser. Dès que la re- présentation nationale fut constituée d'une manière conforme à nos vœux, la restauration vit enfin que 1 La commission était composée de M. Villemain, au- jourd'hui pair de France, de M. Mandron, de M. Maine de Glatigny, et de moi. — 108 — le temps était venu de céder, de nous rendre nos droits populaires : elle préféra invoquer la force ; elle voulut détruire notre code politique; elle nous déclara la guerre au nom du droit divin, et n'eut pas même l'honneur d'y succomber avec courage. VIII La part que j'ai prise à la révolution de juillet. — Réunion des électeurs. —Réunion de députés chez Casimir Périer. — Députation des électeurs. — Commissaires insurrection- nels. — Jugement du tribunal de commerce du 28 juillet 1830. — Le général Lafa jette chez M. Audry de Puyra- veau. — Réorganisation de la garde nationale. — Le gou- vernement provisoire. — Nomination du lieutenant -gé- néral. Je n'ai ni le projet ni la prétention d'écrire V Histoire de la révolution de juillet. Mon intention est de raconter seulement ce que j'ai vu , la part que j'ai prise à cette glorieuse résistance à l'oppres. sion, dans laquelle les citoyens ont montré tant de courage et de patriotisme en défendant la sainte cause des lois. Lorsque j'ai à rappeler des événements d'une si haute importance, qui ont changé le gouvernement — 110 — du pays et réagi sur toute l'Europe, il y aurait trop de présomption à penser que ma coopération, quel- que active et dévouée qu'elle ait pu être, ait eu la moindre influence sur l'accomplissement de cette œuvre; et si, pour être conséquent avec le plan que je me suis tracé, je me vois obligé de dire les cho- ses qui me sont personnelles, je prie mes lecteurs de croire que je le fais avec toute l'humilité possi- ble , et avec la conscience de la très-minime part dévolue à chacun dans une révolution à laquelle tout le monde a concouru , dans laquelle tout le monde a fait son devoir. Les ordonnances avaient paru au Moniteur dans la matinée du 26 juillet. Le même jour, à une heure , les membres des bureaux définitifs aux dernières élections se con- sidérant, avec quelque fondement, comme les or- ganes du corps électoral qui les avait choisis, se réunirent spontanément dans les bureaux du Na- tional, dont MM. Thiers et Mignet étaient alors les principaux rédacteurs. Les électeurs renouvelèrent dans cette circon- stance l'exemple donné en 89 par leurs devanciers, qui, le jour même de la prise de la Bastille, se con- stituèrent à l'hôtel de ville pour agir au nom de la cité. On ne doutait pas que Charles X ne tentât les efforts les plus désespérés pour soumettre le pays à l'obéissance; on pressentait l'imminence des dan- gers qui menaçaient les hommes assez courageux 111 — pour proclamer la résistance; et cependant on fut unanime sur ce point, qu'il fallait résister. Ce principe admis, il devenait essentiel de s'en- tendre sur les moyens d'exécution. L'assemblée décida qu'une nouvelle réunion auraitlieu le même soir, à sept heures. Celle-ci, beaucoup plus nombreuse, ne fut pas moins unanime dans la volonté d'agir. Cette fois, on en discuta les moyens; mais il convenait de communiquer aux députés cette grave détermina- tion des mandataires de la capitale. Plusieurs députés se trouvaient réunis chez M. Delaborde. Comme la démarche proposée ten- dait également à provoquer de leur part une pro- testation analogue, cinq commissaires furent char- gés de cette mission : c'étaient MM. Mérilhou, Boulay de la Meurthe, Hubert, Féron et moi. Aucun retard n'avait été mis dans notre démar- che; mais les députés réunis chez M. Delaborde ayant jugé leur nombre insuffisant pour donner un caractère définitif à leurs délibérations, venaient de s'ajourner au lendemain chez Casimir Périer, chargé de convoquer tous ses collègues de l'oppo- sition présents à Paris. La réunion eut lieu le jour suivant, à deux heures. Les cinq commissaires-électeurs y furent admis. M. Mérilhou porta la parole eu notre nom, et fit connaître en peu de mots la volonté populaire dont nous étions les interprètes. Les députés nous ayant écoutés en silence, et aucun d'eux ne répon- — 112 - dant à l'orateur, l'un de nous, M. Boulay de la Meurthe, leur fit observer qu'étant venus au nom de la ville de Paris exprimer ses intentions, nous avions à rendre compte du résultat de notre dé- marche. « Pouvons-nous faire espérer à nos com- » mettants, s'empressa-t-il d'ajouter, que vous vous » associerez à notre résistance, ou, du moins, que » vous protestez contre un attentat aux libertés » nationales? Que dirons-nous à ceux qui nous en- » voient? » M. Labbey de Pompières, en sa qualité de doyen des députés présents, nous répondit « que leur ;> réunion n'avait pas un caractère officiel; que son " but était de se concerter sur ce qu'il convenait » de faire; que, d'ailleurs, ses collègues et lui ne » formaient qu'une fraction de la chambre, et que « par conséquent aucun d'eux n'avait le droit de » parler au nom de la représentation nationale. » Puis il ajouta »-. qu'en ce qui le concernait person- « nellement, il s'associait d'intention aux efforts ;» des bons citoyens, et qu'il faisait des vœux pour « le succès de leur généreuse entreprise. Nous quittâmes la réunion pour rendre compte à nos amis, dans les bureaux du National, de l'ac- complissement de notre mission; et nous convîn- mes de nous retrouver le même soir, 27 juillet, chez M. Cadet de Gassicourt. Je m'y rendis à sept heures et demie. Bientôt l'assemblée fut assez nombreuse pour que nous pussions nous occuper utilement. — 115 — Les boutiques étaient fermées, les réverbères brisés; plusieurs barricades avaient été détruites par les troupes royales; des charges de cavalerie venaient d'avoir lieu dans la rue Saint-Honoré , devant la maison de M. Gassicourt. C'était le com- mencement du combat entre la troupe et les ci- toyens. Il fut décidé que douze commissaires seraient nommés, un pour chaque arrondissement; afin d'imprimer à la résistance une sage direction, et d'établir des centres d'action sur les points prin- cipaux delà capitale. On choisit, séance tenante, les douze commissaires, et l'on me désigna pour le deuxième arrondissement 1 . Dans la nuit du 27 au 28, et dans la matinée suivante, je fis tout ce qu'on attendait de moi pour seconder le mouvement 2 . ' A cette réunion se trouvaient, entre autres, MM. Thiers, Schonen, Chevalier, Cauchois-Lemaire, Béran- ger (le poète), Boulay de la Meurthe, etc. a Ces faits et la plupart des précédents sont consignés dans un ouvrage contenant l'historique de la révolution de juillet, dont je crois pouvoir extraire le passage qui suit : « La nuit du 27 au 28 et la journée du 28 furent » consacrées à faire des barricades, à rassembler des » armes, à organiser des points de résistance. M. Audry « de Puyraveau et M. Gisquet secondèrent le mouvement » de tout leur pouvoir. M. Gisquet rassembla dans sa » maison, rue Bleue, de la poudre et des armes, et sa « maison fut, pendant les journées du 28 et du 21), !♦> 1 m. gisquet. 10 — 114 — Le 28, tandis que la fusillade s'engageait vive- ment, je dus, comme juge, aller siéger au tribunal de commerce. L'imprimeur du Courrier français avait refusé à ce journal l'usage de ses presses, se fondant sur la défense de l'autorité et le cas de force majeure. Sur la plaidoirie de M. Mérilhou en faveur de cette feuille, le tribunal rendit un jugementqui, dans ce moment, exerça une grande et salutaire influence. La section du tribunal qui le rendit était com- posée de MM. Ganncron, Lemoine Tacherat, La- font fils, Truelle et moi. Après les plaidoiries, nous nous retirâmes dans la salle des délibérations, et là nous fûmes tous d'accord pour condamner l'im- primeur, sans avoir égard aux ordonnances. Il n'y eut pas, sur le principe, la moindre discussion. En sa qualité de président, et conformément à l'usage, M. Ganneron rédigea le projet de juge- ment. Les motifs développés dans les considérants ne m'en parurent pas assez énergiques, et, sur l'observation que j'en fis avec M. Truelle, M. Gan- neron voulut bien adopter et écrire les deux para- graphes principaux, tels que j'en avais proposé la rédaction. Celte circonstance n'affaiblit en rien le mérite du concours de notre président, et je ne l'aurais point rappelée, si elle n'était pas des plus » centre de réunion de tous les patriotes, qui, déjà dès » le 28, avaient élevé les barricades de la rue Cadet. » Deux ans de règne, page 66. mnorables pour lui, sur qui pesait la plus grande part de responsabilité. Le jugement rendu disait en substance « que » les ordonnances du 25 juillet, étant contraires à » la Charte, n'étaient pas obligatoires pour les ci- n toyens, aux droits desquels elles portaient at- » teinte, etc., etc. i Ce jugement du tribunal de commerce, immé- diatement imprimé et affiché dans tout Paris, con- tribua beaucoup à fortifier le dévouement des ci- toyens , en donnant un caractère légal à la résis- tance. Bientôt se présentèrent à mon domicile les onze commissaires, mes collègues, à l'effet de rendre compte des événements qui se succédaient dans les différents quartiers de Paris, comme aussi pour nous concerter sur les mesures urgentes à prendre. Nous reconnûmes la nécessité de procéder à la réorganisation de la garde nationale, à l'armement des citoyens, pour mettre plus d'ensemble dans les mouvements de la population. Je me souviens avec plaisir que M. Thiers vint chez moi d'office en ce moment , et fit part à la réunion du succès des patriotes sur plusieurs points qu'il venait de parcourir. On me demanda, peu d'instants après, chez M. Audry de Puyraveau, où quelques députés étaient réunis. Celui-ci me dit qu'il avait désiré ma présence pour ranimer la confiance de ceux de ses collègues qui lui paraissaient encore irrésolus. — 116 — Là j'appris que plusieurs membres de la cham- bre venaient de se rendre en députation auprès du duc de Raguse. Là je vis M. de Lafayette : je lui fis observer que, l'action prenant un caractère de plus en plus sérieux, le dévouement des citoyens aurait besoin d'être soutenu parla popularité d'un grand nom, et je lui demandai s'il voulait permet- tre qu'on invoquât le sien, qu'on le présentât, lui, comme le chef du mouvement. Voici la réponse du général Lafayette : « Vous savez, monsieur Gis- » quet, si j'aime la liberté; je suis prêt à donner » ma vie pour elle ; mais, député, je ne dois rien » faire que d'accord avec mes collègues. » Dans la soirée (28 juillet), nous nous occupâmes, conjointement avec M. le colonel Bro et M. Dela- borde, de réorganiser la deuxième légion de la garde nationale. Nous choisîmes, pour y établir l'état-ma- jor provisoire, le manège de la rue Cadet; nous y passâmes la nuit. M. Odiot père vint nous y join- dre. Avant le jour, cette réorganisation était pré- parée, et les citoyens, convoqués par nos soins, pro- cédèrent , dès le matin du 27, au choix de leurs officiers. Le général Lafayette, seule autorité gouverne- mentale, exerçant momentanément alors une es- pèce de dictature, accorda sur ma demande, au colonel Bro, le commandement de cette légion dès le 50 juillet. En môme temps le grade de colonel d'état-major m'était conféré. — 117 — Un gouvernement provisoire s'installa, quelques heures plus tard, à l'hôtel de ville.' Le 31, la chambre des députés décerna le titre de lieutenant-général au duc d'Orléans. L'un des premiers soins du gouvernement pro- visoire fut de constituer un conseil général pour l'administration des affaires de la ville de Paris. On peut juger, en reportant ses souvenirs vers cette époque, de l'urgence de cette réorganisation. Paris alors, c'était la France ; il y avait péril à laisser plus longtemps interrompue l'action d'une auto- rité municipale. Je fus immédiatement appelé à faire partie de ce conseil, et j'en restai membre jusqu'au jour de ma nomination à la préfecture de police. 10. IX Situation des partis à l'issue de la grande semaine. — Motifs qui disposèrent la population à désirer l'avènement au trône du due d'Orléans. — Lettre de MM. Flocon et Lhéritier sur les scènes des 5 et 4 août. — Labbey de Pompières, Benjamin Constant, le général Lafayette. — Pourquoi le parti républicain m'a paru dès lors dangereux pour l'ordre social et pour les libertés publiques. — Les volontaires de la Charte. — Buchoz-Hilton. Avant d'aller plus loin, arrêtons nos regards sur la situation des partis à l'issue de la grande semaine de juillet. Quelle que fût cette situation pendant la lutte, aucune distinction d'opinions, d'intérêts politi- ques, ne présidait à l'action des combattants; tous avaient un but commun : la résistance à l'illégalité imposée par la force, la ruine de la restauration. Les citoyens armés appartenaient à toutes les — 119 — es de l'opinion libérale, à toutes les classes de la société, unissant leur courage dans la seule vue de défendre la Charte indignement violée, de renverser un trône qui voulait se poser sur les dé- bris de nos institutions. Depuis 1850, de nombreux écrits, rédigés sous l'influence de préoccupations opposées, et destinés à raconter les événements, ont été publiés; les uns prétendaient que le parti républicain avait seul dé- cidé le succès aux journées de juillet; les autres allaient jusqu'à nier l'existence de ce parti à cette époque. Ces deux assertions sont également erronées : l'explication suivante ne s'écarte en riende la vérité. Pendant la grande collision des trois jours, il pouvait exister des projets, des espérances; mais il n'y a eu qu'un seul cri de ralliement, celui de Vive la Charte /dans lequel se confondaient les vœux de tous. La lutte terminée, les partis commencèrent à se dessiner; et dès qu'il fut question de la nomination du lieutenant-général, un certain mécontentement se fit remarquer parmi quelques-uns des hommes qui avaient combattu. Alors se révélèrent quelques sympathies en faveur de la république. Quant à la cause bonapartiste , ses partisans étaient alors trop peu nombreux pour mettre de la persistance dans leurs prétentions. Quoi qu'il en soit, ces deux partis politiques ne formaient qu'une minorité en présence du grand nombre de — 120 — citoyens qui désiraient voir le terme prochain de l'interrègne gouvernemental , et préféraient à toute autre forme de gouvernement une monarchie ren- fermée dans des limites tracées par des institutions populaires. C'était là le vœu de la nation représentée par une majorité imposante, dans laquelle je comprendrai la presque généralité des commerçants et fabri- cants, des hommes exerçant des professions libé- rales, des membres de la magistrature, des pro- priétaires, des rentiers, des artistes, en un mot, ce qu'on désigne vulgairement par la classe bour- geoise. Tous ces hommes qui possèdent, dont les inté- rêts sont plus particulièrement liés au maintien du bon ordre, et qui cependant avaient pris part à la lutte, soit par leur influence, soit par le secours de leurs bras, constituaient évidemment la force nu- mérique et, non moins positivement, la puissance inorale qui devaient assurer le résultat. Ces mêmes hommes, aujourd'hui, font partie de la garde nationale; ils composent le corps électoral; en eux se résume la plus grande somme de pro- priété et d'intelligence, éléments naturels de tout esprit de conservation. J'ai constaté, au lieu de la révoquer en doute, l'existence du parti républicain; je témoignerai aussi de sa coopération , par individualités, à la victoire que le pays a obtenue. Là sont des hommes ardents, courageux, pleins d'énergie; des hommes — 121 — d'action enfin, qui, certes, n'ont pas manqué à l'appel quand il a fallu opposer la force à la force, la défense à l'oppression. Quel que fût leur nom- bre, ils ont combattu avec dévouement, ils ont rendu de véritables services à la cause commune. J'aime à le penser, à le dire; et voilà pourquoi ma franchise se refuse à croire que ces hommes, à l'heure où ils semblaient exposer si généreusement leur vie pour la chose publique , le faisaient par calcul, dans l'intérêt d'une opinion isolée. Mais que, dès le lendemain, ils aient été en me- sure de faire beaucoup de mal , et de mettre en question la forme et la nature du pouvoir qu'il s'a- gissait de constituer, ceci est d'une rigoureuse exactitude. En effet, supposons que les républicains eussent montré alors la résolution, l'énergie dont ils ont plus tard donné des preuves; s'ils avaient fait un appel à tous ceux à qui le nom seul de Bourbon inspirait de la défiance; s'ils eussent grossi le nom- bre de leurs adhérents de tous ceux qui ne peuvent que gagner à un bouleversement général, ils au- raient pu faire naître la guerre civile entre les vainqueurs. Il y a partout, et principalement à Paris, beau- coup de gens oisifs, paresseux, n'ayant pas ou ne voulant pas de travail; d'hommes turbulents, d'a- venturiers, vivant au jour le jour, peu scrupuleux sur les moyens de satisfaire leurs besoins et leurs passions. - 122 - Il suffit de quelques hommes intelligents, habiles, pour recruter cette lie sociale, pour l'égarer avec peu d'argent et des promesses séduisantes : tous se lèveront, n'importe pour quelle utopie; tous, n'ayant rien à perdre, seront prêts à tout entre- prendre. Tels auraient pu être, dès ce moment, les auxi- liaires des républicains; mais heureusement l'in- fluence de Lafayelte et de quelques autres notabi- lités populaires jeta de l'hésitation et mit la divi- sion dans leurs rangs; les principaux chefs, tels que Cavaignac, Guinard, Trélat, etc., sans se rat- tacher précisément à la pensée dominante, ne se mirent pas encore en état d'hostilité; mais quelques- uns de leurs co-religionnaires politiques, moins en évidence, moins éclairés, et, par celte raison, plus disposés à méconnaître la voix de l'intérêt public pour n'écouter que la brutalité de leur emporte- ment, révélèrent leurs prétentions, et firent tous leurs efforts pour s'opposer à l'élection du duc d'Orléans. Qu'on juge si les amis de l'ordre durent s'alarmer; car on n'ignore pas que, si les chefs d'une faction peuvent avoir des intentions loyales, s'ils agissent par conviction, la tourbe ignorante qu'ils ont appelée à leur aide, qu'ils ont flattée pour s'en servir, les dépasse bientôt, les entraîne malgré eux dans un torrent d'iniquités, et que, souvent, les moteurs de ces bouleversements en sont les pre- mières victimes. Le bon sens public avait compris qu'il fallait se — 123 — hâter de réédifier un gouvernement, de lui donner la consistance nécessaire. Tous les excès étaient h craindre : chaque retard créait un danger. Ceux qui s'imagineraient que la révolution de juillet a été faite dans la pensée d'abolir la monar- chie, ou de substituer seulement au roi déchu un prince de la même famille, seraient sous l'empire d'une étrange erreur. La nation a voulu soutenir ses droits, se délivrer des chaînes de la restauration, faire une révolution politique, non une révolution de palais, encore moins une révolution sociale. La population de la France, notre civilisation avancée, nos habitudes, l'expérience acquise sous la république et sous l'empire, tout s'accorde pour faire prévaloir une seule forme de gouvernement. Nous voulions donc tous, aux exceptions près que j'ai signalées, une monarchie avec de bonnes, de libérales institutions. Ce point convenu, quel homme pouvait offrir plus de garanties que le duc d'Orléans? Dans les souvenirs de la vie et de la mort de son père exis- tent des précédents qui ont toujours séparé ses in- térêts de ceux des Bourbons répudiés par le pays. Soldat de la révolution dans sa jeunesse, il fut nourri des principes que nous avons adoptés. De- puis son retour en France, il a toujours entretenu des liaisons avec les principaux organes de l'oppo- sition libérale. On se disait ces choses, et on ajoutait : Eclairé, instruit, il a dû former son caractère dans les vi- — 124 — cissitudes de la fortune, mettre à profit l'expérience des hommes et des temps; riche, il coûtera moins à la France; économe dans la gestion de ses pro- pres affaires, il sera d'autant plus ménager de l'ar- gent des contribuables. Enfin, l'intérieur de sa famille parlait hautement de ses vertus domesti- ques. La nation, quoi qu'on ait pu dire, avait besoin du maintien de la paix, et le choix du duc d'Or- léans semblait de nature à nous préserver de la guerre. Toute autre forme de gouvernement, tout autre chef de l'État, nous exposait aux chances d'une lutte nouvelle, peut-être même d'une res- tauration imposée. En présence de tant et de si graves considéra- tions, à ce moment où les factions s'agitaient, où quelques jours perdus dévouaient infailliblement le pays aux calamités de l'anarchie, les élus de la France s'empressèrent de mettre un terme à la vacance du trône, et de proclamer Louis-Philippe roi des Français. Je viens de dire quelques mots des efforts tentés par les républicains pour s'opposer à ce grand ré- sultat, et j'ai dit aussi que les éléments de ce parti existaient dans les journées de juillet. C'est un fait qui me paraît trop généralement reconnu pour avoir besoin de le démontrer par des preuves nom- breuses : je me bornerai à citer quelques paroles prononcées à ce sujet par M. Raspail devant la cour d'assises, et une lettre que je copierai, malgré sa — 123 - longueur. Ces deux citations suffiront pour éclai- rer les incrédules, s'il en existait encore. Extrait du discours prononcé par M. Raspail devant la Cour d'assises de Paris, le 11 janvier 1852. «c La Société des Amis du Peuple naquit des bar- il ricades; ses premiers membres avaient tous com- » battu, et la plupart appartenaient à ce vaste ré- ;» seau de carbonari qui, pendant quinze ans, ont » soutenu la lutte contre la restauration , aux dé- » pens de leur repos, de leurs libertés et de leur » fortune. Artisans immortels d'une révolution » sans tache, ils en réclamèrent les conséquences, » et ils s'empressèrent de siéger, pour ainsi dire » en armes, à la seule nouvelle que des intrigants, » sortis depuis un jour de leurs caves , se grou- n paient autour d'un homme sorti du fond de ses » paisibles jardins, pour exploiter tous ensemble )> une révolution qui s'était faite sans eux. » Mais l'argent l'emporta sur la parole, et la » corruption sur le courage. Nos efforts furent in- » utiles : une chambre sans mission replâtra une )» charte et improvisa un roi; il aurait fallu du » sang pour dissoudre cet ouvrage. La société pré- » fera avoir recours au véhicule de l'influence et à » celui de la persuasion. Le pouvoir, qui débutait m alors dans la carrière de la déception, fabriqua » une émeute de poltrons dirigée par des stipen- » diaires, et la société, ayant horreur de la guerre 1 11 — 126 — » civile, voulut bien faire, ce jour-là, abnégation » de sa force; elle se réfugia dans une enceinte » inaccessible au public, avec lequel elle communi- >» qua, plus tard, par l'intermédiaire de la presse. » Ce que la société voulait alors, vous pensez bien » qu'elle le veut davantage aujourd'hui. » Copie d'une lettre écrite par MM. Flocon et Lhérilier, insérée dans la Tribune du 25 mars 1832. DEUX FAITS DE LA RÉVOLUTION DE 1850. AU RÉDACTEUR DE LA TRIBUNE. « Monsieur, » Nous vous prions de vouloir bien accueillir » dans votre journal la réponse suivante aux as- » sériions émises samedi dernier par M. de Lameth » à la tribune de la chambre des députés. » M. Charles de Lameth, grand conteur d'his- » toires, a rappelé, on ne sait trop à quel propos, » plusieurs faits qui jusqu'alors n'avaient pas eu » l'occasion de se produire au grand jour, mais » auxquels se rattache pourtant un certain intérêt, » ne fût-ce que par la date de l'époque à laquelle » ils se sont passés. » Ces faits une fois soulevés, il importe qu'ils » soient rétablis dans leur intégrité, car il est aisé )> de voir qu'ils se lient intimement à la phase la -> plus critique et la plus désastreuse de la révolu- 12^ Charles de Lameth sentes comme il lui convenait : nous allons les n présenter à notre tour comme ils se sont passés. » Le combat des trois jours avait cessé, l'armée a de Charles X était en fuite. Les troupes qu'il fai- m sait venir à marches forcées de divers points sur » Paris s'imprégnaient dans leur route de l'esprit » de la population; elles déclaraient faire cause » commune avec la nation. La royauté était ren- » versée; l'opprobre d'un joug imposé pendant » quinze ans par l'étranger se lavait dans le sang » des martyrs des barricades : le 29 juillet avait » vengé Waterloo. » Tout à coup le bruit se répand que des hom- > mes qui n'avaient voulu s'associer en aucune n façon au mouvement populaire lorsqu'il s'agis- ;> sait de lui donner l'impulsion, ni s'y mêler lors- » que l'issue était encore douteuse, que des hom- » mes qui s'étaient séparés d'un petit nombre de » leurs courageux collègues pour s'y tenir à l'écart » pendant la crise, se ravisant tout à coup, se rap- i» pellent ou plutôt s'imaginent qu'ils sont les re- a présentants de la nation, investis du droit de la >» guider au milieu des événements; ils veulent, dit- » on, au nom d'une constitution abolie par le fait )» d'un mandat empreint de fraude, car, de l'aveu » même des membres d'alors, si on avait révisé « toutes les élections, on n'en eût pas trouvé trente » de valables (expressions de Labbey de Pom- » pières), ils veulent s'arroger le droit de consti- — 128 — » luer la nation française et de lui octroyer une » charte. » Au premier bruit de cette tentative que nous > regardions comme usurpatrice et criminelle, les » soldats de juillet s'émurent; quelques-uns encore !» n'avaient pas déposé les armes. Ils se rendent au n lieu où ces hommes étaient rassemblés; l'un d'eux, « celui que M. Charles de Lameth a signalé comme » le plus jeune, laisse son fusil à l'un de ses amis 9 et pénètre dans l'enceinte. 3> Le premier qu'il rencontre est M. de Lameth : « Vous, monsieur, dit le jeune homme, vous, qui » avez vu des révolutions, vous savez que la nation » ne perd jamais ses droits, et sans doute vous ne » vous regardez plus comme député. » M. de La- )» meth tourna le dos sans répondre; il allait, à ce » qu'il a dit, chercher un caporal et quatre hommes > pour mettre le jeune homme en lieu de sûreté; » mais il ignorait que le jeune homme avait der- )» rière lui cinquante de ces amis de la vérité qui » se sont fait décimer dans les trois jours, et qui )> réclament l'honneur d'avoir les premiers crié aux » armes en présence des gendarmes de Charles X. n Le jeune homme s'adressa ensuite à M. Duris- » Dufresne, qui lui dit : « Nous n'avons pas de )> mandat, nous le prenons dans la nécessité et sous » notre responsabilité. » » On voit que, dès cette époque, l'illégalité de la » chambre des députés était sentie, l'absence du )« mandat était reconnue et avouée ; et si depuis — 129 — » un éloquent logicien a présenté cette vérité dans :> tout son éclat, le bon sens du peuple l'avait > devinée avant lui , et les actes l'avaient scel- m lée. » Nous passons à une autre série de faits, dans :i laquelle M. de Lameth a trouvé l'art d'envelopper » Benjamin Constant. » Que Benjamin Constant ait regardé la session » des députés de 1830 comme une usurpation ma- » nifeste, et leurs actes comme attentatoires à la ;» souveraineté du peuple, dans .cette opinion il » n'est rien qui ne soit en parfait accord avec les » principes politiques qu'il avait antérieurement » professés ; qu'ensuite il ait vu avec douleur la » tourbe aristocratique des élus à 1,000 fr. de con- » tribution s'arroger, de leur autorité privée, le » droit de n'accorder au reste de la nation que la » dose de liberté conciliable avec le maintien des » privilèges qu'ils tenaient de la Charte octroyée, ;> là encore il n'est rien que de très-naturel. Si même » Benjamin Constant avait désiré que quelque évé- » nement ramenât à l'accomplissement de leurs n devoirs de citoyens ces hommes profondément n égarés par leur égoïsme et par leur aversion pour > toute égalité réelle, il n'y aurait pas lieu d'en » être surpris : mais que, par de sourdes menées, > il ait ameuté contre eux cette jeunesse qui n'ap- > préciaitpas moins son talent que son patriotisme, ■ tandis qu'ostensiblement il leur aurait offert la > sauvegarde de son immense popularité ; en dépit 1 11. — 130 — » de M. de Lameth, voilà ce que la calomnie ne » saurait accréditer. » Non, Benjamin Constant ne fut point l'insti- j> gateur du mouvement dirigé le 4 août contre les » députés sans mandat! Quand il se répandit que » trois cents individus, dont on avait souffert la » réunion au palais Bourbon, s'arrogeaient le pou- » voir de donner à la nation une constitution que » la nation ne pouvait tenir que d'elle-même; » quand on sut qu'ils avaient l'exorbitante préten- » tion de rendre définitive une œuvre qui ne de- » vait au plus être que provisoire, il n'y eut qu'un » sentiment dans Paris : celui que les trois cents » individus, dans l'intérêt de ce qu'ils nomment » leur position sociale, trahissaient la cause de la » révolution. Alors, un petit nombre de ceux qui » avaient fait cette révolution (les autres avaient » été lancés sur Rambouillet, parce qu'on redou- » tait leur présence dans la capitale) résolurent » de protester contre une telle violation du prin- 3» cipe révolutionnaire; et tandis que plusieurs de )> leurs camarades cherchaient à convertir ce prin- » cipe tel qu'ils l'entendaient (le lieutenant-géné- » rai), ils tentèrent une démonstration dont le ré- » sultat ne répondit pas pleinement à leur attente. » Ce fut sur la place du Panthéon que quatre » combattants de juillet, qui depuis fort longtemps » n'avaient eu aucune espèce de rapport avec Ben- » jamin Constant, commencèrent le mouvement » dont M. de Lameth a parlé à la tribune. L'homme 131 — grand, gros, mais plus vieux, qui dit le lend< main à M. de Lamelh la même chose que lej homme lui avait dite la veille, était l'un des qua- tre. Depuis le point de départ jusqu'à leur arri- vée devant le palais Bourbon, ils trouvèrent sur leur passage un tel assentiment et tant de sym- pathies pour leur démarche, dont un cri très- laconique expliquait suffisamment le motif, que dans un si court trajet plus de cinq mille per- sonnes se joignirent à eux. >» Parvenus à l'entrée extérieure de la salle des séances, l'homme grand, niais plus vieux, somma un huissier d'aller appeler l'homme plus jeune qui était dans une des tribunes. — De la part de qui? demanda l'huissier. — De la part de cinq mille de ses amis. — Cette réponse, fidèle- ment rendue, circula assez promptement dans la salle pour jeter l'épouvante parmi les trois cents, et faire dès ce moment ajourner indéfini- ment le vote de l'hérédité de la pairie. Alors, c'eût été pitié de voir la plupart de ces préten- dus représentants, entre lesquels M. Berryer, entourant Lafayette, Benjamin Constant, Lab- bey de Pompières, leur prendre les mains, se pendre à leurs habits, les invoquer, les supplier de les couvrir de leur popularité : tous se croyaient perdus. Ce fut pendant cette scène de comique terreur que, M. de Lameth venant du dehors, l'homme gros et grand échangea avec lui quel- ques paroles qui l'amenèrent à convenir qu'en — 152 — » effet ses collègues, pas plus que lui, n'avaient » plus aucune mission, et à promettre de faire son » possible pour les convaincre de cette vérité. A » cette heure M. de Lameth était moins rassuré » qu'aujourd'hui. » Bientôt parut, tout en émoi, sur les marches » du péristyle, M. Girod de l'Ain, qui saisit par le » bras l'homme gros et grand. — Vous connaissez » Montebello? lui dit-il. — Oui. — C'était un » brave, n'est-ce pas? — Oui. — Eh bien ! sa fille 5> est mon gendre. — Eh ! que m'importe ? » M. Girod de l'Ain était dans un trouble incon- » cevable. S'apercevant qu'il avait mal rencontré » dans son allocution, il battit en retraite. » Un second orateur lui succéda : c'était le vé- » nérable Labbey de Pompières, qui fut écouté :» avec recueillement. Du ton de sa franchise ordi- )> naire, il raconta qu'il y avait dans la chambre » une trentaine de patriotes bien déterminés à sou- )> tenir les droits du peuple, k Qu'ils nous suivent » à l'hôtel de ville, » interrompit l'homme grand )> et gros. » Mais le député patriote fit un signe de » la main, et il ajouta : « Nous ne sommes qu'une » trentaine; mais cette minorité est bien forte, car » nous avons derrière nous la nation. » ;> Après ce discours, il n'y eut qu'une acclama- it tion et un cri dans le rassemblement : Vive Lab- ;> beyde Pompières! à la porte les mauvais députés! » Leur expulsion allait infailliblement avoir lieu ; » Benjamin Constant se présenta : on fit silence, et — 155 — m pendant qu'un petit homme juché, la cravache » à la main, sur les épaules d'un Auvergnat, l'in- n terrompait à chaque phrase par ces mots : Mais :> vous n'êtes pas constitués! il prononça une ha- m rangue dans laquelle il énuméra avec son habi- !> leté ordinaire tout le mal que les trois cents n'a- » vaient pas eu le temps de faire; il réclama pour n leurs délibérations la plus grande liberté. « Quel- ;> les que soient leurs décisions, dit-il, vous devez n d'autant moins vous en alarmer, qu'elles seront » évidemment réforméesdansun congrès national : > le peuple, soyez-en sur, sera consulté. — En as- « semblées primaires? — Oui. — Mais vous faites > un roi? » Il ne répondit pas. » Le peuple sera consulté, reprit-il ensuite; la » chambre m'a autorisé à vous le promettre for- > mellement : nous ne ferons rien sur quoi l'on ne > puisse revenir; car, nous le reconnaissons aussi » bien que vous, nous ne sommes que les manda- > taires de la circonstance, c'est-à-dire les hommes ■ de la nécessité du moment, comme le sont les > membres de votre gouvernement provisoire. » » Benjamin Constant ayant terminé, ce fut au tour » de Lafayette à se faire entendre. — Le général » assura que sa considération personnelle était :» compromise par une démarche qui ne lui sem- >» blait pas suffisamment motivée. « Mes amis, dit- » il, je vous en conjure, retirez-vous; nous veille- » rons sur vos intérêts. « Et il prit, au nom de ses h collègues, le même engagement que son hono- — 134 — » rable ami. Tous les députés qui osèrent se mon- )» trer, n'importe le côté où ils avaient siégé, se > confondirent en protestations semblables. » Le discours de Benjamin Constant avait jeté de !> l'hésitation dans les esprits : celui de Lafayette » acheva de les ébranler. En vain l'homme gros et » plusieurs patriotes qui n'étaient pas convaincus 3» essayèrent de donner à cette scène le seul dé- 5> noùment qu'elle dût avoir pour le bonheur du » pays. « Si nous ne les chassons pas dès ce soir, 3) criaient les plus clairvoyants, il ne sera plus temps » demain. » Mais les voix si puissantes de Lafayette » et de Benjamin Constant avaient tout amorti. » Puis il commença à se manifester une violente » opposition de la part de la valetaille du Palais- » Royal et d'une nuée d'agents de police, qu'on » était allé chercher en toute hâte pendant que » l'on parlementait. On se sépara en criant : Aux » armes! » C'était en effet en armes qu'il eût fallu revenir » le lendemain; mais durant trois jours le sang 3> avait coulé, et nous ne nous souciions pas d'allu- » mer une sorte de guerre civile au sein de Paris, » ne fût-ce que pour un quart d'heure. » Aujourd'hui il nous reste le regret d'avoir re- » culè devant un sacrifice nécessaire ; on pouvait 3> affranchir la patrie d'un système d'adminislra- » tion non moins déplorable et plus avilissant que 3» celui qui a pesé sur elle pendant quinze années. » Benjamin Constant et Lafayette détournèrent le — 135 — n coup, et la calomnie est leur récompense. Ils » croyaient à la sincérité de certaines promesses, à a une loyauté qui n'existait pas. Nous eûmes le tort » de les croire : puisse le pays les absoudre, et nous » aussi, de cette confiance qui a eu des suites si ;» funestes! >» Nous vous saluons fraternellement. » Signé : le plus jeune, Ferdinand Flocon; le plus vieux, Lhéritier (de l'Ain). » Il n'est plus permis, quand on a lu cette lettre, d'ignorer comment les républicains de 1850 enten- daient la liberté. Ce n'est pas ainsi que la compre- naient Lafayette, Benjamin Constant et Labbey de Pompières, qui, par l'ascendant de leur popularité, prévinrent des excès dont les suites pouvaient être incalculables. Ils savaient, ces véritables patriotes, que la ré- publique, avec ses principes radicaux, est une chi- mère dans un pays comme le nôtre, où il existe tant d'inégalités de position, tant de préjugés, tant de droits acquis, fortifiés par une longue existence d'un gouvernement monarchique; tant d'igno- rance, de misère, de vices, à côté de l'intelligence, de la richesse, de la vertu; enfin tant d'éléments hétérogènes qui s'entrechoquent en quelque sorte sur tous les points du pays ! Comment serait- il pos- sible de les soumettre au même niveau social? Ils savaient aussi, ces grands citoyens, que beau- — 136 — coup de ces hommes qui se déclaraient partisans de la république étaient encore moins jaloux d'é- tendre la limite de nos droits que de conquérir ou d'usurper, au milieu d'une conflagration générale, le bien-être, la fortune, la considération qu'ils n'ont pas la patience d'attendre de leur mérite, du fruit de leurs travaux, ou qui sont incompatibles, pour quelques-uns, avec leurs mauvaises inclinations. Quand ces illustres députés n'auraient pas été convaincus que nos inégalités sociales, toujours re- naissantes, sont inconciliables avec les théories de nos républicains, le souvenir des sanglantes orgies de 95, qui menaçaient de se reproduire dans la sé- dition comprimée par eux, aurait suffi pour leur faire redouter ce mode de gouvernement. Benjamin Constant, Lafayette, Labbey de Pom- pières n'ont pas voulu de la république; c'eût été vouloir ressusciter le règne de la terreur. On doit à leur salutaire intervention la retraite des agita- teurs. Cette démarche de quelques hommes égarés pouvait-elle donner une opinion favorable de la république qu'ils prétendaient imposer au pays? et si les citoyens étaient condamnés à subir le joug du despotisme, ne préféraient-ils pas, au pis-aller, la tyrannie d'un seul à celle de plusieurs milliers de furieux ? Cette pétition factieuse de cinq mille individus, dont les principaux coryphées ont signé la lettre qu'on vient de lire, est un acte trop significatif pour avoir besoin de commentaire. - 137 — Les chefs de ce mouvement se félicitent de ce que les vociférations d'une foule tumultueuse aient jeté l'épouvante parmi les députés... c'est donc à leurs yeux une action méritoire? Puis ils termi- nent en exprimant le regret d'avoir reculé devant un sacrifice nécessaire. Mais ce sacrifice nécessaire, c'était donc du sang; c'était le massacre de deux ou trois cents députés, consommé par cinq mille bourreaux! Et, en sup- posant qu'on eût voulu se borner à chasser les mandataires de la France, ne sait-on pas ce qui peut advenir quand on a excité les passions, dé- chaîné la fureur des masses? On aurait inévitablement vu se renouveler quel- que horrible scène du drame révolutionnaire; se ruant au milieu de nos législateurs, comme jadis les égorgeurs au sein de la convention, les nou- veaux terroristes auraient immolé peut-être quel- que autre Ferraud, pour donner, au bout d'une pique, sa tète sanglante à baiser au président de l'assemblée ! Vainement dira-t-on que telle n'était pas la pensée des meneurs, qu'il y a exagération de ma part... qu'on médite la lettre de MM. Flocon et Lhéritier... Ils s'affligent de l'effet produit par les discours modérés des députés influents. « Plu- sieurs patriotes qui n'étaient pas convaincus, di- sent-ils, essayèrent en vain de donner à cette scène le seul dénoûment qu'elle dût avoir... » Ceci est clair, je crois; et, pour qu'on ne se méprenne pas 1 12 - 138 - sur ce qu'ils entendent par ce dènoûment, ils ajou- tent : « Les plus clairvoyants criaient : Si nous ne les chassons pas ce soir, il ne sera plus temps de- main. » Puis ils laissent échapper comme une ex- clamation douloureuse ces paroles : «Mais les voix puissantes de Lafayette et de Benjamin Constant avaient tout amorti. » On n'envahit pas en foule l'enceinte d'une grande assemblée sans commettre quelques vio- lences ; on ne met pas à la porte trois cents députés sans qu'il s'y rencontre des hommes courageux qui résistent... et l'on prévoit les conséquences. D'ailleurs, s'il restait le moindre doute sur les intentions, ce qui suit est très-explicite : tellement inférieure, qu'ils ne seraient d'aucun » usage en Europe. » J'acquis en outre la certi- tude que, les matériaux et surtout les bois leur manquant, il faudrait un délai beaucoup plus long que celui qui m'était indiqué pour exécuter une commande de cette importance. Dans une seconde entrevue avec les fabricants, qui s'étaient concertés entre eux, ils me proposé- — 1S2 — rent leur intervention auprès de leur gouverne- ment pour me faire livrer une partie des fusils qu'il avait en réserve dans ses arsenaux, et parti- culièrement dans la tour de Londres. Une telle proposition entrait beaucoup trop dans le but de ma mission pour que je ne me hâtasse pas de l'accepter ; et, à l'instant même, il fut con- clu un traité entre eux et moi, par lequel il était stipulé 1° que lesdits fabricants emploieraient toute leur influence pour décider le gouvernement an- glais à me vendre les fusils dont la France avait besoin; 2° qu'en cas de succès de cette négocia- tion, je leur allouerais une commission d'environ 70 centimes par fusil; et 3° qu'ils ne pourraient en fabriquer que pour l'Angleterre ou pour la France pendant le cours d'une année, à moins d'une auto- risation spéciale de ma part. Les fabricants vinrent à Londres avec moi, et nous fîmes ensemble les démarches auprès du mi- nistère, présidé alors par le duc de Wellington. Dans la requête que les manufacturiers lui pré- sentèrent, ils faisaient valoir plusieurs considéra- tions déterminantes : leurs ateliers mis en activité pendant les guerres de l'empire, pour le compte du gouvernement, s'étaient vus réduits à une subite stagnation au retour de la paix; ils en avaient éprouvé d'immenses préjudices : leur industrie était paralysée, et leurs usines avaient perdu pres- que toute leur valeur. Ils réclamaient depuis quinze années une indemnité, motivée sur cette raison que — lo3 — leurs fabriques avaient été organisées pour satis- faire aux commandes de l'État; qu'ainsi, en don- nant aux fabricants les moyens de reprendre leurs travaux, ceux-ci trouveraient une sorte de compen- sation qui les satisferait ; Qu'à cet effet, si le gouvernement consentait à livrer la quantité d'armes demandée par la France, il en retirerait l'avantage de les remplacer successi- vement par des fusils neufs que les manufacturiers s'engageaient à confectionner avec les matériaux existants dans les arsenaux, lesquels recevraient ainsi un emploi utile au lieu de se détériorer ; Qu'enfin, cette double combinaison présentait encore l'avantage de remettre en activitéune bran- che d'industrie utile aux intérêts de l'Angleterre, et d'occuper une population nombreuse d'ouvriers dans l'une des plus grandes cités manufacturières des trois royaumes. Une réponse favorable me parvint au bout de huit jours. Le ministère anglais consentait à tenir à la disposition de la France cinq cent soixante-six mille fusils, désignés sous le nom de India-Patern, et soigneusement conservés dans le vaste arsenal de la tour de Londres; le prix en était fixé à 25 schellings et 6 pence, soit par fusil 52 francs 51 cen- times. Pour n'avoir pas besoin de revenir plus tard sur ces chiffres, je dirai tout de suite qu'il fallait ajou- ter à ce coût primitif les frais d'emballage, d'ex- pédition, le fret, l'assurance, les frais de réception 1 13. - \u — à Calais, les commissions à Londres'et'à^Calais, les chances de rejet, les frais de voyage, de corres- pondance, etc., et les intérêts; ce qui produisait un chiffre total de 54 francs 90 centimes par fusil, prix auquel fut conclu, comme on le verra plus tard, mon marché avec le gouvernement français. Qu'il me soit permis de faire remarquer la haute signification et le haut intérêt, sous le rapport po- litique, résultant des deux traités dont je viens d'offrir l'analyse. Le premier, conclu avec les fabricants de Bir- mingham, auxquels s'étaient associés ceux de Lon- dres, interdisait aux autres États de l'Europe la possibilité de se procurer des armes en Angleterre pendant une année, terme plus éloigné que celui où la France pouvait admettre l'éventualité d'une tentative d'invasion; et le second, conclu avec le ministère Wellington, mettait immédiatement l'é- norme quantité de cinq cent soixante-six mille fu- sils à la disposition de la France. N'était-ce pas là un acte très-significatif, une preuve des intentions amicales du gouvernement anglais à l'égard de notre révolution, qui venait à peine de se consommer? N'était-ce pas une sorte d'alliance que la politique anglaise formait avec la nôtre? Et, sans avoir la prétention de croire que je puisse m'attribuer le mérite d'un si grand ré- sultat, je puis du moins demander à tous les hom- mes graves, versés dans les matières politiques, si un tel acte n'était pas de nature à faire naître - 1j<5 - Thésitation parmi les puissances hostiles à notre pays ? Quoi qu'il en soit, je fus de retour à Paris le 19 octobre, porteur de ces deux traités, et heureux du succès de ma négociation. Le ministre de la guerre, tout en me témoignant beaucoup de satisfaction des traités conclus, me fit connaître l'embarras qu'on éprouvait à les réa- liser sous le rapport financier ; et d'ailleurs, je crus m'apercevoir que M. le maréchal était dominé par d'autres préoccupations. C'est qu'alors il était question d'un changement de ministère qui ne tarda pas à s'effectuer. Tou- tefois, ne voulant pas exposer son successeur aux chances d'une prescription du traité pour la ratifi- cation duquel un délai de quinze jours avait été consenti, M. le maréchal Gérard me chargea de demander une prolongation de dix jours, qui me fut accordée par le gouvernement anglais. Dans ces circonstances, M. Laffitte arriva au pouvoir, et M. le maréchal Soult remplaça M. le maréchal Gérard au ministère de la guerre. Je ne tardai pas à réclamer de M. le maréchal Soult une solution que je n'avais pu obtenir de son prédécesseur; mais la question d'argent souleva encore une sérieuse objection; et, sur l'invitation du ministre, j'eus à ce sujet un entretien avec M. Laffitte, président du conseil et ministre des finances. La situation du trésor ne permettait pas d'y pui- — 1»6 — ser les vingt millions nécessaires au paiement des fusils achetés; après plusieurs conférences, on re- nonça à l'exécution des marchés conditionnels *. Le gouvernement anglais se trouva, par ce fait, dégagé envers la France; mais mon traité avec les manufacturiers de Birmingham et leurs co-associés de Londres demeura obligatoire pour eux à mon égard, en ce qui concernait les commandes que j'avais le droit de leur faire et l'interdiction de la faculté de vendre à d'autres. Les choses restèrent en cet état jusqu'aux pre- miers jours de décembre. Alors M. le maréchal Soult, reconnaissant de plus en plus l'impuissance des nombreux soumissionnaires qui s'étaient obli- gés à lui fournir des fusils; prévoyant avec raison, que les grandes quantités promises se réduiraient à de faibles livraisons, et pressé d'ailleurs par l'ur- gence des besoins , voulut bien me demander si, par suite de mes précédentes démarches, je ne se- rais pas en mesure d'effectuer une fourniture d'une certaine importance. Le ministre ajouta qu'il ne s'agissait aucune- 1 Je crois pouvoir rappeler une circonstance de fort peu d'intérêt, et qui pourtant doit trouver ici sa place : après l'abandon de l'affaire, je réclamai de M. le maré- chal Soult le remboursement de mes frais de voyage, s 1 élevant à une somme d'environ cinq mille francs; je n'obtins qu'un refus motivé sur le défaut d'un crédit spécial au budget de la guerre, et ces dépenses ne m'ont jamais été remboursées. — 1157 — ment de donner suite à la mission dont j'avais été chargé; que c'était là un projet abandonné dont il ne devait plus être question , et que , si je faisais un traité avec des marchands pour fournir des ar- mes à son département, ce serait, non plus comme agent du gouvernement, mais seulement en qua- lité de fournisseur ordinaire. «Je veux, me dit-il, )> pour ne point m'écarter des règles prescrites, :> avoir des fournisseurs responsables, qui soient » tenus de me livrer leurs fusils dans nos arsenaux » à leurs risques et périls. A mesure des livraisons, » je ferai faire l'inspection des armes, et quand » elles auront été reconnues conformes aux con- » ditions requises et reçues par les officiers d'ar- 3> tillerie, j'en ferai ordonnancer le paiement. » Je priai M. le maréchal Soult de m'accorder quel- ques jours pour lui faire une réponse catégorique. D'après les instructions que je donnai immédia- tement à l'agent particulier que j'avais laissé à Londres, il passa un marché conditionnel qui re- produisait les clauses principales de celui fait à Birmingham , et par lequel les fabricants s'obli- geaient, d'une manière absolue, à me livrer deux cent mille fusils dans un délai de six mois. II m'é- tait accordé peu de jours pour ratifier ces condi- tions. Muni de ce contrat, j'offris au ministre de la guerre la fourniture que je pouvais effectuer. Sur sa réponse favorable, ne doutant pas de la conclu- sion définitive du traité, je m'entendis avec M. de - I08 - Rothschild pour entreprendre cette opération. Le concours de cette maison puissante me devenait indispensable, car il s'agissait d'acheter et de payer des armes pour une valeur de six millions avant de pouvoir réclamer le prix de vente. Une autre considération, puisée dans la haute influence et dans l'immense crédit dont la maison Rothschild jouissait sur la place de Londres, dut aussi me faire regarder comme un précieux avan- tage cette communauté d'intérêts. Aussitôt que M. de Rothschild fut d'accord avec moi, nous présentâmes notre soumission collective au ministre, qui l'accepta, le 9 décembre 1830, pour deux cent mille fusils, au prix de 34 francs i)0 centimes, dont j'ai déjà fait mention. Je repartis pour Londres, afin de ratifier le marché conditionnel et d'en hâter l'exécution. C'est ici le cas de dire que la position des ma- nufacturiers s'était améliorée sous le rapport des moyens de fabrication; ils avaient mis à profit l'intervalle écoulé pour obtenir de leur gouverne- ment les matériaux qui leur manquaient et pour réunir des ouvriers expérimentés. Il y avait donc presque certitude d'arriver, dans le délai fixé, à l'accomplissement de leurs obligations envers moi, et des miennes envers le gouvernement français. Cependant, voulant éviter l'éventualité d'un re- tard, même involontaire, nous fîmes conjointe- ment des démarches pour obtenir du gouverne- ment anglais une grande partie des fusils que j'avais — 159 — à fournir, et c'est avec beaucoup d'hésitation que Ton se décida à nous en céder environ quatre- vingt-dix mille, qui furent promptement expédiés sur Calais, à compte de ma fourniture. Le com- plément des deux cent mille fusils m'a été succes- sivement livré par les manufacturiers aux époques déterminées. Le ministre de la guerre avait institué une com- mission composée de douze officiers d'artillerie pour procéder, à Calais, à la vériûcation de ces armes; elle eut lieu avec un soin, une sévérité au delà de mes prévisions : chaque fusil était démonté, tous les canons éprouvés deux fois à triple charge, toutes les pièces scrupuleusement examinées; les moindres imperfections devenaient une cause de rejet ; et, en définitive, sur les cent dix mille fusils fournis par les fabricants, trente-cinq mille avaient été mis à l'écart, pour des réparations ou amélio- rations jugées nécessaires. Les travaux qu'exigeaient les armes ainsi refu- sées ont été évalués, d'après les tarifs de l'artille- rie, à une somme de 160 à 180,000 francs, dont j'ai tenu compte au ministre de la guerre, en dé- duction du prix de mes fournitures. Voilà quelle a été la marche, depuis son origine jusqu'à sa liquidation, de la fameuse affaire dite des fusils- G isquet; affaire qui a été si longtemps et qui est même quelquefois encore l'objet de tant de déclamations passionnées. Les gens qui en ont raisonné et déraisonné sous — 160 — l'influence de l'esprit de parti, parfois même sous les inspirations de la jalousie et dans l'ignorance des faits, ont tellement dénaturé le caractère de cette opération, qu'il me serait impossible de pas- ser en revue ce dédale d'imputations inexactes; je me bornerai à résumer en trois points les griefs délayés dans des milliers d'articles de journaux : 1° Les fusils ne valaient rien; 2° Ils étaient trop chers; beaucoup de gens en ont offert à des prix moins élevés; 3° Cette affaire a donné lieu à des tripotages d'argent. Je vais répondre à ces trois points capitaux. 1° Les fusils ne valaient rien. A cela je répliquerai que l'armée anglaise n'en a pas d'autres ; que l'Angleterre n'en fournissait pas d'autres à ses alliés, et que c'est avec ces armes qu'elle a fait toutes les guerres dans l'Inde, en Eu- rope et en Amérique. J'ajouterai qu'à l'exception de la forme, moins agréable à l'œil que celle de nos fusils, principale cause de la répugnance que l'on éprouvait à s'en servir en France, ces armes, sous plusieurs rapports, pouvaient rivaliser avec les nôtres; les épreuves auxquelles les canons ont été soumis démontrent suffisamment leur qualité supérieure; mais par cela même qu'ils sont plus solides, ils sont plus lourds et d'un plus fort cali- bre, et il faut convenir que le travail des pièces accessoires est moins perfectionné que dans les fusils de nos fabriques, et qu'au total ces der- — 161 — niers sont d'un usage plus commode et plus facile. Aussi ne saurais-je trop répéter que l'impos- bilité d'avoir des fusils français , que l'absolue nécessité enfin, a seule fait passer sur ces incon- vénients, et décidé l'acquisition tant blâmée. Je pourrais d'ailleurs faire remarquer que cette ques- tion m'est étrangère; je n'étais juge ni de la forme ni de la qualité-, et, du moment où notre gouver- nement se résignait, pour des causes qui pouvaient fort bien m'être inconnues, à m'acheter deux cent mille fusils anglais, mes seules obligations consis- taient à les livrer conformes aux modèles. Mais j'ai voulu aller au delà de ma justification person- nelle : c'est pour cette raison que j'ai cru devoir rappeler les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions à l'époque où cette affaire a été conclue. 2° Les fusils étaient trop chers; beaucoup de gens en avaient offert à des prix moins élevés. Je demanderai d'abord ce que c'est, en matière d'économie commerciale, que la cherté ou le bon marché d'une chose? Il y a cherté, je pense, toutes les fois que le prix excède la valeur réelle et de convenance de la chose au moment de l'acquisi- tion; il y a bon marché toutes les fois que le cas contraire se présente. Tout est donc relatif, dans la hausse ou la baisse du prix, aux circonstances qui l'ont produite. Des fusils de guerre, tels que ceux dont il est question, seraient chers maintenant au prix de 1 14 — 162 — trente-cinq francs, parce que cette nature de mar- chandise n'est plus recherchée, qu'on n'en a plus besoin, qu'il n'y a plus d'acheteurs, qu'on a pu en fabriquer en grande quantité, et qu'on serait peut- être d'autant plus disposé à vendre que les occa- sions de s'en servir deviennent heureusement fort rares. En un mot, le nombre des fusils actuellement existants excédant la somme des besoins, ils pour- raient être considérés comme trop chers, même à des prix très-inférieurs à celui auquel je les ai vendus. Mais à l'approche d'une guerre, les fusils sont une marchandise très-recherchée quand on en man- que, et dont les prix seraient sujets à de grandes variations, si les armes étaient l'objet d'un com- merce libre de toute entrave; et, par une consé- quence naturelle, ils seraient sans débouchés et presque sans valeur dans les temps de paix géné- rale. C'est donc un véritable non-sens de prétendre que les fusils achetés pour la France, en 1830, étaient trop chers. En avait-on besoin? pouvait-on en avoir à de meilleures conditions dans les mêmes délais? Telles sont les vraies, les seules questions à examiner; et, pour les résoudre, je ne veux que rappeler en substance le discours prononcé par M. le maréchal Soult, devant la chambre des dé- putés, le 16 mars 1852. Voici les renseignements communiqués par le ministre, et consignés dans le Moniteur du 17 mars 1832. - 163 - u Si tous les engagements avaient été remplis, 5» il aurait été versé dans les arsenaux de l'État n deux millions soixante-sept mille cent dix fusils, » dont huit cent trente-deux mille fusils français, :> qui devaient être fournis par des soumissionnai- » res, et le reste provenant des fabriques royales, n Sur ce nombre, il n'est entré dans nos arsenaux ;> que cinquante-quatre mille trois cent quatre- » vingt-sept fusils. Des soumissionnaires qui s'é- » taient engagés à fournir cent mille fusils dans » Vannée n'en avaient fourni, au 1 er mars 1852, a que douze cents! D'autres, qui devaient en four- i> nir cent vingt mille, ne nous en ont donné que » quatre mille six cent soixante, etc. 3» Pour 1852, aucun marché particulier n'a été ;> passé; et, à l'égard des marchés de 1851, le mi- » nistère, voyant le peu d'espoir d'obtenir les armes » qu'on s'était engagé à livrer, a déjà résilié beau- » coup de ces marchés, et se propose de résilier )» également tous ceux dont les conditions n'auront « pas été remplies, » Ces paroles nous révèlent deux choses : la pre- mière, c'est que le ministère français avait accepté les offres d'un grand nombre de fournisseurs, puis- que le chiffre total des achats s'élevait à deux mil- lions soixante-sept mille cent dix fusils; la seconde, que, de tous les soumissionnaires , je suis le seul qui ait pu remplir ses engagements. Pourquoi donc s'est-on acharné à dénigrer mon opération? Pour- quoi, pendant neuf ans, a-t-on déblatéré contre — 164 - elle? a-t-on reproduit jusqu'à satiété les mêmes critiques? Ne serait-ce point, par hasard, parce que, moi, j'ai été un fournisseur sérieux, parce que j'ai exécuté fidèlement ce que j'avais promis? parce qu'enfin cette ponctualité de ma part a d'au- tant mieux fait ressortir ce qu'il y avait d'im- puissance et de déception de la part de mes con- currents? Mes torts, à leurs yeux, ou aux yeux de certains journalistes, seraient-ils donc d'avoir donné le mauvais exemple d'une scrupuleuse exac- titude? Je ne saurais le croire; j'aime mieux admet- tre que ma situation politique a été la véritable cause des criailleries de mes détracteurs. L'esprit de parti, à défaut de motifs légitimes, s'est emparé d'un prétexte pour alimenter une pro- lémique aussi injuste dans le fond que révoltante dans la forme; et ce qui en doit fortifier l'opinion, c'est que cette polémique n'a pris un caractère de violence permanente qu'à partir de l'époque où je suis devenu préfet de police, c'est-à-dire qu'après la liquidation de mon entreprise. Il n'est peut-être pas hors de propos de dire qu'après la révolution de juillet, et aussitôt qu'on put soupçonner nos besoins d'armes, la spécula- tion se jeta, avec son avidité ordinaire, sur ces sortes d'opérations. Un grand nombre d'individus, dont plusieurs étaient même étrangers au com- merce, alléchés par l'espoir de gros bénéfices, de- vinrent tout à coup soumissionnaires pour la four- niture defusils,etsouventsans avoir aucune notion — 163 — sur cette branche d'industrie, aucun moyen de réaliser leurs engagements. Il semblait qu'il suffi- sait de vouloir des fusils pour en trouver; qu'il en existait des magasins à la disposition de tous, sur tous les points de l'Europe; et qu'enfin on pouvait faire des marchés à livrer pour des fusils, comme on en ferait pour des barriques de sucre ou pour des balles de coton. Le discours de M. le maréchal Soult confirme l'exactitude de ces réflexions, et nous apprend en même temps ce que sont devenus tous ces marchés, et combien étaient illusoires les espérances des spé- culateurs. Pour ne rien omettre , je dois revenir sur une assertion souvent répétée : on a dit qu'à la même époque où le gouvernement français m'achetait des fusils à trente-quatre francs quatre-vingt-dix cen- times (que je payais vingt-cinq schellings et six pence à Londres), les prix courants de Birmingham constataient la possibilité d'en avoir à douze ou quinze schellings. Eh ! oui, sans doute; mais j'ai dit quelle espèce de fusils on confectionnait alors à Birmingham : c'étaient des fusils pour la traite, les seuls qui eussent un débouché, les seuls par con- séquent qu'on eût intérêt à y fabriquer. J'ai dit aussi que c'étaient des armes de pacotille, plus dan- gereuses pour ceux qui voudraient s'en servir que pour ceux contre qui on en ferait usage. On conçoit que les gens assez peu versés dans celle partie pour ignorer des faits aussi notoires. 1 14. - 106 - doivent également ignorer, à plus forte raison , comment les nègres eux-mêmes font subir des chan- gements notables à ces armes avant de les em- ployer. Je terminerai mes observations relatives au prix des fusils- Gisquel par la citation d'un seul fait : On se souvient que les manufacturiers anglais s'étaient interdit, en traitant avec moi, la faculté de faire des ventes à d'autres sans ma permission. Eh bien! quand j'eus complété ma fourniture, dont partie avec des fusils de la tour de Londres, il me restait un excédant exigible. Les fabricants, aux- quels beaucoup d'acheteurs s'étaient inutilement adressés depuis six mois, me demandèrent, comme une faveur, de leur abandonner le droit que j'avais sur cet excédant, dont ils trouvaient à tirer un parti avantageux; ils me donnèrent pour cette cession un bénéfice de huit à neuf francs par fusil, et ils les revendirent encore avec profit pour eux. De ce fait résulte incontestablement que la valeur courante des armes en question était bien supérieure à mon prix de vente au gouvernement français, pendant la période de mes livraisons. Ceci explique aux personnes jalouses de tout con- naître pourquoi le compte à demi entre la maison Rothschild et moi a pu offrir des bénéfices en der- nière analyse, lors même que le marché conclu avec le ministre de la guerre eût été onéreux. Mais y aurais-je gagné une somme importante, jamais bénéfice n'aurait été plus légitimement ac- - 167 - J'étais négociant, fournisseur à mes risques et périls; cette opération m'a exposé à des chances énormes, m'a donné beaucoup de peine, beaucoup d'ennuis, m'a fait perdre un temps considérable, que je pouvais employer utilement dans d'autres entreprises. Elle a été la cause unique d'un incident malheu- reux, dont j'ai beaucoup souffert, et à l'occasion duquel la malveillance ne m'a pas épargné. J'ai raconté précédemment que la mission con- fiée à mes soins par le maréchal Gérard m'avail retenu à Londres jusqu'au 17 octobre 1830 que mon retour à Paris avait eu lieu le 19 : c'étai un dimanche. A mon arrivée, j'eus la douleur d'apprendre que mes représentants s'étaient vus dans la triste nécessité de refuser lepaiementd'une somme de cinquante mille francs, montant des traites fournies sur ma maison par un sieur Rosey, de Rouen. Le tireur devait en faire les fonds à l'échéance; mes employés y comptaient, et le jour où le sieur Rosey devait remettre ce capital, il suspendit ses paiements. Cet événement imprévu ne permit pas à ma mai- son d'acquitter les traites dont il s'agit à l'époque de leur exigibilité, c'est-à-dire le samedi dix-huit octobre; mais aussitôt mon arrivée, le dimanche dix-neuf, je réalisai quelques valeurs, et dès le lendemain les cinquante mille francs furent ac- quittés sans protêt. Tel est l'incident auquel un journal, depuis - 168 - longtemps oublié, a fait allusion, et qu'il a chari- tablement qualifié en termes que je répugne à re- produire. 3° Cette affaire a donné lieu à des tripotages d'ar- gent. Je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour repous- ser énergiquement, et en public, cette odieuse calomnie; et la manière dont je me suis expliqué a suffisamment prouvé toute l'indignation qu'elle m'inspirait. Cette calomnie, publiée par le journal la Tri- bune dans une multitude d'articles, a été dictée par une haine tellement aveugle, tellementgratuite contre MM. le maréchal Soult et Casimir Périer, et la renommée de ces illustres citoyens les place si haut dans l'opinion publique, que je rougirais de renouveler les détails qui pourraient avoir l'ap- parence d'une justification. Je me contenterai de répéter que tout ce qui a été dit au sujet de pré- tendus pots-de-vin, de prétendus tripotages d'ar- gent, est d'une insigne fausseté, et que jamais opération de commerce ou entreprise se rattachant aux services publics n'a été traitée avec plus de loyauté et de désintéressement. Ce fut vers le mois de juillet 1851 que cette feuille formula pour la première fois une accusa- tion positive, en affirmant que MM. Soult et Périer avaient reçu un pot-de-vin d'un million. Sur la plainte de ces deux ministres, le sieur Marrasl fut poursuivi devant la cour d'assises, et condamnée - 169 - l'unanimité par le jury à six mois de prison et 5,000 francs d'amende. Il semblerait qu'une telle leçon judiciaire eût dû imposer silence à la calomnie ; mais il n'en fut pas ainsi, et j'ai retrouvé cent fois, dans la Tri- bune et dans d'autres feuilles publiques, des imputations équivalentes. Les fusils-Gisquet ser- vaient de thème habituel aux déclamations des iibellistes, et dans toutes les occasions où l'on vou- lait jeter du doute sur la loyauté du gouverne- ment, sur une mesure d'intérêt général, on ne manquait pas de dire que les tripotages de l'affaire des fusils se reproduisaient sous une autre forme. Finalement, j'ai eu la mortification de me voir, depuis neuf années, pris comme terme de compa- raison chaque fois qu'il s'agissait de quelque sa- leté financière; et les absurdités, devenues bana- les à force d'être partout colportées, ont tellement faussé l'opinion publique, que fort peu d'hommes, même très-honorables, ont pu se défendre de quel- que injuste prévention. La narration qui précède sera-t-elle suffisante pour détromper le public, pour détruire les mau- vaises impressions fortifiées par la reproduction journalière des mêmes clameurs, et parla longue durée du temps écoulé? Je crois qu'il n'y a pas trop de présomption à l'espérer; et, malgré la pé- nible expérience que j'ai faite de la partialité de quelques publicistes, j'ose encore avoir assez bonne opinion de l'esprit humain pour attendre enfin une - 170 - complète et tardive justice. Les hommes de bonne foi, mêmeceuxd'uneopinioncontraireàlamienne, se rendront à l'évidence, et reconnaîtront les mé- prises dont j'ai depuis si longtemps le droit de me plaindre. J'ai réuni dans ce chapitre tout ce qui a trait à l'affaire des fusils pour n'être plus obligé d'y re- venir. J'ai dit que la France avait besoin d'une grande quantité d'armes, dans un délai rapproché. J'ai dit qu'antérieurement à l'époque où fut conclu mon marché avec le maréchal Soult, les propositions faites par beaucoup de soumission- naires avaient été acceptées. J'ai dit qu'aucun de ces fournisseurs n'avait rempli ses engagements. J'ai dit que l'obstacle principal à la prompte con- fection des fusils provenait du manque de bois. J'ai dit qu'il n'existait, ni en Angleterre, ni ail- leurs, des approvisionnements de fusils en bon état de service dont on pût se rendre adjudicataire. J'ai dit que les manufacturiers anglais n'étaient pas, sous ce rapport, mieux partagés que ceux des autres pays. J'ai dit, enfin, que la seule fabrication dont on se fût occupé à Birmingham, depuis la paix, était celle des fusils destinés à la traite des nègres, fu- sils d'une qualité trop inférieure pour être pro- pres au service en Europe. Eh bien! toutes mes déclarations, corroborées nar nnr 171 par une multitude de faits qu'il serait fastidieux de reproduire en détail, vont se trouver confirmées parles incidents d'un procèsjugéle21 février 183a au conseil d'État. (Voir la Gazette des Tribunaux du 3 mars suivant.) C'est par là que je terminerai mes longues ex- plications. Je crois effectivement qu'il serait super- flu d'accumuler un grand nombre de preuves, pour arriver à une démonstration complète de ce que j'ai avancé. Le procès dont il s'agit nous apprend que MM. Lange, Clark et compagnie avaient vendu au ministre de la guerre, le 4 décembre 1830, les ma- tériaux nécessaires à la confection de vingt mille fusils, avec faculté pour les vendeurs de porter ce nombre à soixante mille fusils, livrables dans les mois de janvier, février, mars et avril 1831. Ce marché disait que les pièces d'armes consisteraient dans les canons, platines, baïonnettes, baguettes, et toutes les garnitures voulues pour chaque fusil, à l'exception des bois, et le prix était fixé à vingt- sept francs. Je ferai de suite remarquer que ce prix, en éva- luant seulement la valeur des bois au taux ordi- naire en temps de paix, établit déjà un chiffre équivalent à celui des fusils vendus par moi, et en- core doit-on ajouter que c'étaient des pièces déta- chées, qu'il fallait ajuster et monter aux frais de l'État. Mais que serait-ce si je faisais entrer en ligne - 172 - de compte l'énorme plus-value des bois à celle époque où ils manquaient généralement? Certes, on avait fait la condition fort commode et fort belle à ses soumissionnaires; on les avait mis dans la position la plus favorable, puisqu'on les dispensait de fournir précisément l'objet qu'il était difficile et presque impossible de se procurer. On verra néanmoins que les vendeurs, malgré tous ces avantages, ont été dans l'impuissance de remplir leurs engagements. Tout ceci résulte de l'ordonnance qu'on va lire, rendue par le conseil d'État, sur l'instance ouverte par MM. Lange, Clark et compagnie, tendant à obtenir une indemnité. DÉCISION DU CONSEIL D'ÉTAT. (21 février 1835.) h En ce qui touche la demande de la compagnie » Lange et Clark, tendant à être admise à faire répa- » rer, en France, les pièces d'armes rejetées par la n commission de vérification des armes portatives: » Considérant qu'il résulte des procès-verbaux » de ladite commission, en date des 5, 14, 16 et » 29 mars 1831 , que les pièces d'armes présen- » tées à la vérification ont été mises au rebut pour » cause de défectuosités apparentes, et telles qu'elles » n'étaient pas susceptibles d'être soumises à l'é- » preuve, ni rectifiées par de simples répara lions; - 173 - » Considérant que le sieur Clark, présent à la m visite, a reconnu lui-même les défauts signalés, » et a demandé que la vérification des treize autres !» caisses n'eût pas lieu, attendu que les canons * qu'elles renfermaient étaient semblables à ceux » qui avaient été examinés; .» Considérant qu'il résulte, soit du jugement * porté par la commission, soit de l'adhésion du » sieur Clark, que lesdites pièces ont été définit!- » vement rejetées, et devaient, aux termes de Par- :> ticle 5 du marché, rester pour le compte de la » compagnie; » Considérant que notre ministre de la guerre » ayant fait remettre à la compagnie, soit le fusil n modèle n° 1 er , soit les instructions relatives aux » épreuves, il a été complètement satisfait aux dis- » positions du marché, et qu'ainsi les vices de fa- * brication sont du fait de ladite compagnie; » En ce qui touche la réexportation des pièces » rejetées, et les mesures prises par le ministre de » la guerre pour en assurer l'exécution: » Considérantque l'introduction desarmes étran- » gères en franchise de droits n'a été autorisée par m le marché du 4 décembre 1850 qu'à raison des h circonstances, et afin de pourvoir aux besoins » momentanés du service de la guerre; qu'ainsi, » c'est avec raison que notre ministre de la guerre n a pris les mesures nécessaires pour mettre l'ad- » ministration des douanes en état d'assurer la » réexportation des pièces rejelées, et qui ne peu- 1 15 — 174 — » vent ainsi jouir de l'exception autorisée par le » marché; » En ce qui touche la demande d'un nouveau » délai pour opérer les livraisons arriérées : » Considérant que notre ministre de la guerre a n tenu compte à la compagnie des retards apportés » à la remise du fusil modèle, et de ceux provenant » de l'interruption de la navigation des canaux en » Angleterre, qu'ainsi il a été satisfait à toutes les » prorogations de délais prescrites ou autorisées » par le marché ; » En ce qui touche la demande des dommages- n intérêts : » Considérant que, quels que puissent être les » pertes et les dommages éprouvés par la compa- n gnie Lange, Clark, ils proviennent de son fait, » et ne peuvent ainsi imposer aucune responsabilité » au département de la guerre; » En ce qui touche le résiliement du marché du n 4 décembre 1830: » Considérant que la compagnie Clark n'a pré- » sente, dans les quatre mois fixés par ledit marché » pour les livraisons, que quinze cents pièces d'ar- » mes de chaque espèce, sans qu'elles aient été ;» accompagnées de leurs garnitures et de leurs » baïonnettes, ainsi que le prescrivait l'article 3 » dudit marché; » D'où il suit qu'en prononçant le résiliement de » la convention du 4 décembre 1850, notre mi- ;> nistre de la guerre n'a fait qu'user de ses droits - 175 - a résultant de l'inexécution des engagements con- » tractés par la compagnie Lange et Clark; )» La requête des sieurs Lange, Clark et compa- » gnie est rejetée. » Mes expéditions d'armes ayant été à peu près terminées en juin 1831 , mon retour définitif à Paris eut lieu le 2 juillet 1831 . XI Émeute à l'occasion du procès des ministres, en décembre 1830. — Le général Lafayette. — Le ministère du 13 mars, présidé par Casimir Périer. — Fondation du journal de Paris, soit la France Nouvelle. — Casimir Périer se pose comme l'organe de la loi. — Motifs qui ne permettaient pas d'adopter un autre système de gouvernement. Reportons-nous maintenant de plusieurs mois en arrière, pour mentionner quelques faits accom- plis depuis la révolution de juillet. Nous avons vu de quelle manière les opposants avaient manifesté leurs mauvaises dispositions à l'occasion de la nouvelle monarchie. Leur opposition devint de plus en plus hostile; et, dès le mois de novembre dernier, l'autorité flt fermer le local où se réunissait la Société des Amis du Peuple. Les émeutes commencèrent; elles se — 177 — bornaient alors à des rassemblements non armes, qui ne se portaient encore qu'à des actes rares d'agression, mais qui avaient l'inconvénient d'ob- struer la voie publique, d'inquiéter les habitants, et de paralyser les affaires. Au mois de décembre eut lieu le procès des mi- nistres. On se souvient des alarmes suscitées par les hommes passionnés qui voulaient du sang; on sait qu'une partie de l'artillerie de la garde natio- nale avait projeté un coup de main; que des com- pagnies, sous l'influence de plusieurs chauds ré- publicains, voulaient, dit-on, enlever leurs canons pour en faire usage; et que, dans cette occasion encore, la contenance ferme de la majorité de no- tre milice citoyenne, jointe à Lafayette, préserva la capitale des dangers qui la menaçaient. Le 2 janvier 1851, le général Lafayette donna sa démission de commandant-général des gardes na- tionales de France. Dès le 14 février, le parti légitimiste, oubliant la cruelle leçon qu'il avait reçue en juillet, osa pro- voquer, par une imprudente manifestation, l'irri- tation populaire. Un service funèbre, pour l'anni- versaire de la mort du duc de Berry, célébré à Saint-Germain VAuxerrois, devint la cause d'ex- cès coupables. L'église fut envahie, mutilée, et le palais de l'archevêché dévasté et démoli. Le 13 mars, M. Casimir Périer fut nommé mi- nistre de l'intérieur et président du conseil. Le ministère dont il était le chef se composait de 1 15. - 178 — MM. le maréchal Soult, à la guerre; — Sébas- tiani, aux affaires étrangères; — baron Louis, aux finances; — comte d'Argout, au commerce; — de Rigny, à la marine; — Barthe, à la justice; — et Montalivet, aux cultes. Ce ministère entra au pouvoir dans des circon- stances difficiles, et la France n'a pas oublié que la fermeté et le courage de Casimir Périer ont com- mencé à opposer une digue salutaire aux déborde- ments de l'anarchie. Jusque là l'autorité avait montré une irrésolu- tion craintive, plus propre à encourager qu'à pré- venir ou réprimer le désordre. On avait été réduit trop souvent à faire une sorte de transaction avec les fauteurs de troubles, et une telle condescen- dance ne pouvait qu'affaiblir et déconsidérer l'ac- tion gouvernementale. Si cet état de choses se fût prolongé, les partis auraient acquis tant de force, et l'impuissance des organes de la loi eût été démontrée à tel point, que le mal serait devenu sans remède. Casimir Périer comprit cette situation. Les ta- lents et l'énergie de ce généreux citoyen se dé- vouèrent au salut de tous. En acceptant cette tâche glorieuse, il en connaissait les dangers; il pressen- tait qu'elle lui coûterait la vie. Mais ces considéra- tions se turent devant la pensée d'être utile, et l'es- poir d'en laisser après lui d'éclatants témoignages. Aussi a-t-il pleinement justifié ces belles paroles, qui résument toute sa carrière politique : Je suis - 179 - entré au pouvoir en homme de cœur, j'en sortirai en homme d'honneur. Quand des intervalles entre mes voyages me per- mettaient quelque séjour à Paris, je voyais presque journellement Casimir Périer, et, même avant l'é- poque où je fus préfet de police, il voulait bien quelquefois s'entretenir avec moi des grands inté- rêts qui le préoccupaient, des ennuis que lui cau- sait sa position, et de la satisfaction qu'il éprouve- rail à déposer le fardeau des affaires quand il aurait accompli sa lâche. L'injustice des hommes révoltait son caractère droit et fier. Les attaques insidieuses, les agres- sions obstinées des journaux, traduites dans les luîtes parlementaires sous des formes moins acer- bes, dévoilaient à ses yeux une tactique déloyale dont il était profondément blessé; il souffrait de voir la malveillante interprétation de ses actes. De là vient qu'il professait pour le journalisme un dé- dain exprimé souvent avec amertume. Sa brusque franchise considérait comme un abus le droit que tout écrivain s'arrogeait de critiquer à tort et à travers des choses qu'il ignorait, dont il ne pouvait sentir la portée, par défaut d'intelli- gence ou de connaissances spéciales. Il s'indignait surtout quand des hommes peu scrupuleux , mus par la cupidité, et sous l'influence de l'esprit de parti, lui prêtaient leurs pensées mesquines, et, ne pouvant s'élever à la hauteur de ses vues, le rava- laient au niveau de leurs combinaisons. - 180 - Soutenu par la pureté de ses intentions, par la conscience du bien qu'il voulait faire, Casimir Pé- rier puisait toute sa force morale dans la seule am- bition de servir le pays; mais sa volonté était plus forte que son organisation physique, et chaque jour le délabrement de sa santé devenait un sujet d'inquiétude pour sa famille et pour ses amis. Il s'affectait encore de certaines contrariétés ve- nues de régions où l'intrigue s'accommode diffici- lement de l'indépendance d'un caractère élevé; de ces régions où le langage ferme d'un homme d'E- tat, parlant toujours des intérêts de la nation, et non pas des intérêts personnels, semblait trop irré- vérencieux à des gens accoutumés à des formes adulatrices. Casimir Périer voulait être et il était en effet le véritable chef de son ministère; les cour- tisans lui en savaient mauvais gré, et c'était à leurs yeux un tort qui dispensait de toute reconnais- sance pour les grands services rendus au pays. D'un autre côté, l'animosité infatigable de ses détracteurs contribuait à aigrir son humeur : Ils vie tueront! disait-il, lorsque trop de fiel se mêlait à leurs censures. Et cependant sa répugnance à employer la voie des journaux pour combattre ses ennemis parais- sait invincible; il répondait à ceux qui lui propo- saient ce moyen : « J'ai le Moniteur pour enregis- » trer mes actes, la tribune des chambres pour les » expliquer, et l'avenir pour les juger. >» Il fallait tout le cynisme des haines politiques — 181 pour attribuer à Casimir Périer des calculs person- nels, des projets ambitieux. Jamais homme d'État ne fit une abnégation plus absolue de lui-même, ne fut animé d'un plus sincère attachement à ses devoirs..,. Lui, ambitieux! mais qu'avait-il à dé- sirer comme position sociale? que lui manquait-il sous le rapport de la considération et de la fortune? L'ambition à laquelle il a sacrifié la jouissance de cette fortune, ses intérêts privés, son repos, sa vie, est noble et grande : il voulait assurer la tranquil- lité et le bonheur de la France. La postérité, qui a commencé pour Casimir Pé- rier, lui rendra justice; elle dira qu'il est mort vic- time de son patriotique dévouement. On concevra, d'après ce que je viens d'exposer, que Casimir Périer ait secondé faiblement le zèle de ses amis pour l'établissement d'un journal; mais plusieurs députés et des notabilités financières qui partageaient ses vues politiques ayant formé, par souscription, un capital suffisant pour cet objet, on décida la formation d'une société pour confier au Journal de Paris le soin d'expliquer et de dé- fendre les mesures du gouvernement. A la prière de Casimir Périer, je rédigeai moi- même l'acte d'association, d'accord avec M. Léon Pillet. L'adjonction de deux autres gérants, dési- gnés par moi, et sans la participation desquels cette feuille ne pouvait changer ni de couleur politique ni de propriétaire, offrait toute garantie contre les chances d'une mutation prohibée; mais je ne con- — 182 — naissais pas alors M. Léon Pillet, et je me hâte de déclarer que son caractère honorable était la meil- leure des garanties; aussi est-il juste de faire ob- server que ceux dont j'avais fait choix pour ses collègues n'ont jamais figuré dans la gérance que nominativement. Casimir Périer était indépendant plus encore par son caractère que par sa position ; il n'entendait porter le joug ni du pouvoir suprême ni des pas- sions populaires : il n'obéissait qu'à ses convie- lions ; il ne voulait servir que la cause nationale, que les véritables intérêts du pays : c'était l'homme de la loi et non pas l'homme d'une coterie. Les questions de personnes, les considérations d'intérêt particulier, s'effaçaient à ses yeux devant la grande question d'intérêt général. Aussi la loi, comme étant l'expression de la vo- lonté de tous, était-elle la seule bannière à laquelle il s'efforçât de rallier tous les citoyens : Bespecl, obéissance à la loi, telle était sa devise; et cette belle théorie, si elle était mise universellement en pratique, réaliserait en effet tous les perfectionne- ments désirés dans les mœurs nationales. Les lois, telles que l'empire nous les a léguées, avec les améliorations que l'expérience et la phi- lanthropie y ont introduites, suffisent aux besoins de l'époque actuelle, et, jusqu'à ce que le con- traire soit démontré, c'est-à-dire jusqu'à ce que la France, légalement représentée, reconnaisse qu'il y a de nouveaux besoins à satisfaire, il sera vrai - 183 - de dire que ces lois satisfont aux vœux du pays. Soumettre tous les individus au joug de la loi, c'est accomplir la mission du pouvoir; et, en défi- nitive, si tous les membres de notre grande famille ne faisaient pas ce que la loi défend et faisaient ce qu'elle commande , nous aurions l'étal social le plus heureux, le plus parfait, dont aucune société humaine ait jamais joui. Casimir Périer se posait donc comme l'organe intelligent de la volonté publique lorsqu'il profes- sait lui-même el demandait qu'on professât une espèce de culte pour la loi; il comprenait que la loi écrite est la seule autorité capable d'agir sur une population éclairée et jalouse de ses droits. Pour analyser les considérations qui avaient fixé invariablement sa conduite politique comme mi- nistre, je vais retracer le tableau de la situation où se trouvait la nouvelle dynastie après son avène- ment, tel que j'ai eu occasion de le mettre sous les yeux de Casimir Périer, dans une de mes commu- nications. Mon but, en lui soumettant mes idées pour dé- finir notre situation, était d'arriver à cette conclu- sion que, désormais, il fallait donner plus d'auto- rité à la loi, seul moyen d'augmenter la force morale du pouvoir, et d'obtenir l'obéissance facile des ci- toyens. C'était, en d'autres termes, l'engager à persévé- rer dans la ligne qu'il avait adoptée. « Nous ne sommes plus, lui disais-jë, au temps - 184 - où les peuples se laissaient guider comme un trou- peau docile; où la volonté du chef de l'État faisait la règle commune; où les dépositaires du pouvoir ne voyaient pas discuter sans cesse la nature et la limite de leur autorité. » Notre civilisation est trop avancée pour qu'il soit permis d'exhumer les pratiques de l'ancien temps. » On ne peut plus invoquer un prétendu droit divin, objet de la risée publique pendant les quinze années de la restauration, et qui a disparu, d'ail- leurs. » On ne peut pas exciper du droit de naissance, car le trône a été dévolu au duc d'Orléans, sans égard à l'ordre de successibilité. » On ne peut pas s'appuyer surla force d'une no- blesse militaire, comme au temps de François I er ou de Henri IV. » Le nouveau pouvoir qui préside aux destinées de la France ne peut pas davantage puiser sa force dans le prestige de la gloire et dans la puissance matérielle d'une armée, comme Napoléon. » L'influence des idées religieuses, dans un pays où la philosophie a détruit la superstition et ébranlé toutes les croyances, ne peut pas non plus venir en aide au pouvoir; et d'ailleurs, cette influence, si elle existait encore, serait plus nuisible qu'utile à nos institutions actuelles, par l'antipathie qu'elles inspirent à la plupart des membres du clergé. )> Le gouvernement de Louis -Philippe, ayant — 185 — sagement repoussé les secours dangereux d'une propagande révolutionnaire, a perdu aussi, par cela même, la popularité et la puissance qu'il y aurait momentanément trouvées. » Enfin , les sympathies et les alliances de l'é- tranger, loin de suppléer aux inconvénients de la position, tendraient, au contraire, à l'affaiblir, puis- qu'en général l'Europe n'est pas favorable à ce nouveau gouvernement. h Privé de tous ces moyens de consolidation, le trône de juillet est placé dans une situation excep- tionnelle : il lui manque précisément tout ce qui, jusqu'à nos jours, a soutenu et fortifié les monar- chies. » Où trouvera-t-il un élément de force pour rem- placer ceux qu'il n'a pas? » Eh bien ! si l'on ne peut plus se faire obéir au nom du droit divin, au nom d'un droit quelcon- que, ni au nom d'un seul homme, il faut parler au nom de la loi; ce sera parler au nom de tous, puis- qu'elle émane de la volonté générale. » En faisant ainsi, l'on étendra l'influence mo- rale des dépositaires du pouvoir; leur autorité sera respectée et obéie, quand les citoyens verront en eux, non les instruments d'une volonté supérieure, mais les organes de la loi. » Je reproduis d'autant plus volontiers ces ré- flexions, qu'elles sont l'explication du système suivi parCasimirPérier,etque je lésai prises moi-même pour base de ma conduite administrative. 1 M. GISQUF.T. 1G - 186 - Quoique mon intention ne soit pas de raconter en détail les incidents survenus sous le ministère Périer avant mon arrivée à la préfecture de police, et notamment les fréquentes émeutes qui venaient périodiquement occuper les curieux et les oisifs, je ne dois pas cependant passer sous silence quatre faits principaux, savoir : la démonstration faite par les républicains le 14 juillet 1851; la présenta- tion aux deux chambres du projet de loi sur la pai- rie; la capture de la flotte de don Miguel, pour l'at- teinte portée à la liberté de deux Français arrêtés à Lisbonne sans le concours de notre consul; et l'entrée d'une armée française en Belgique pour repousser l'invasion des Hollandais. Ces deux derniers faits, et plus tard l'occupation d'Ancône, ont fait voir que le désir de conserver la paix n'allait pas, dans la pensée de Casimir Pé- rier, jusqu'à négliger le soin des intérêts, de la di- gnité de la France, en même temps qu'ils ont for- tifié la haute opinion qu'on avait déjà de son ca- ractère. Après ces actes de vigueur, il n'était plus permis, sans mauvaise foi, de méconnaître en lui la réunion des grandes qualités qui constituent l'homme d'État : profondeur et justesse dans la conception des mesures; énergie et promptitude dans l'exécution; appréciation intelligente de ce qu'exige l'honneur national. Une telle résolution dans le chef de notre cabi- net a imposé à l'Europe et nous a conservé lesavan- — 187 - tages d'une paix honorable; c'est en montrant ce que la France savait faire que Casimir Périer a peut-être comprimé ou paralysé les dispositions hostiles des puissances étrangères. Autant on le vit scrupuleux dans l'observation des traités, autant il était jaloux de conserver in- tactes la position et la prépondérance de notre pays. Telle fut l'impulsion que Casimir Périer donna à son ministère, et tels devraient être, dans tous les temps, les principes et la marche de nos hommes d'État. XII Émeute du 14 juillet 1831. — Les embrigadements d'assom- meurs. — Procès à cette occasion. — Je refuse d'exécuter un arrêt de la cour royale. — Réflexions sur l'hérédité de la pairie. L'émeute républicaine du 14 juillet 1831, pre- mier anniversaire, depuis la révolution de juillet, de la prise de la Bastille, a été l'occasion de trop de récriminations contre la police, et de débats judiciaires qui ont eu trop de retentissement, pour que je puisse m'abstenir d'en parler. Cet événement s'est passé deux mois avant mon entrée à la préfecture de police : j'y étais donc parfaitement étranger; mais on comprend que plus tard il m'a été facile d'en connaître toutes les circonstances, et, au surplus, j'ai dû m'en faire instruire à l'époque où, pendant le procès devant — 189 - l«i cour royale, il s'est présenté un incident qui a provoqué mon intervention. Le parti républicain avait décidé, pour le 14 juillet, la plantation de trois arbres de la liberté sur trois points différents de la voie publique; et tous les ennemis du gouvernement semblaient se préparer ta une collision sérieuse. L'autorité, instruite de ces projets, essaya d'en prévenir l'exécution par de sages conseils. M. Vi- vien, alors préfet de police, publia, la veille du jour indiqué, une proclamation à ce sujet; mais les moyens de persuasion restèrent inefficaces, et les républicains , au nombre d'environ quinze cents, se montrèrent sur les boulcvarts, à la place de la Bastille et aux Champs-Elysées. Ils portaient, comme signe de ralliement, des bouquets rouges à la boutonnière et des cocardes tricolores à leurs chapeaux. La troupe et une partie de la garde nationale étaient sous les armes. Le maire du premier arron- dissement, M. Lefort, se trouvait aux Champs- Elysées à la tête de la première légion. Après avoir fait les sommations légales, il se portait sur les groupes pour les disperser, lorsqu'un jeune homme, M. Désirabode, se dirigea sur lui, armé de deux pistolets; mais il n'eut pas le temps de consommer son attentat : les gardes nationaux se précipitèrent sur l'agresseur, et le percèrent de deux coups de baïonnettes, qui heureusement ne furent pas mortels. 1 16. - 190 — Les rassemblements sur ce point se dissipèrent devant la milice citoyenne. Dans le même moment, une autre scène se pas- sait sur la place de la Bastille. Une troupe d'ou- vriers du faubourg Saint-Antoine, indignés de voir se renouveler fréquemment des désordres qui les privaient de travail en paralysant le commerce et l'industrie, avaient offert, dès la veille, leurs ser- vices à l'un des maires de Paris pour s'opposer aux fauteurs de troubles. Ce magistrat fit part au préfet de police de leurs dispositions; et l'on con- çoit que, si l'autorité eût désapprouvé leur dessein, elle se serait donné, aux yeux des classes labo- rieuses, le tort d'une apparente connivence avec les ennemis de la paix publique, ou du moins c'eût été faire preuve d'une cruelle indifférence pour leur état de misère. M. Vivien ne repoussa pas formellement les pro- positions, et sa réponse fut prise pour un assenti- ment tacite. En effet, le maire se crut suffisamment autorisé à laisser agir; le lendemain, quand les séditieux arrivèrent à la place de la Bastille pour planter un arbre de la liberté, ils furent chassés par les ouvriers armés de bâtons. Les voies de fait n'eu- rent pas toutefois le caractère sérieux que les jour- naux hostiles ont voulu leur prêter : il n'est pas venu à ma connaissance qu'une seule personne ait été blessée grièvement. Voilà, d'après mes souvenirs, le contenu fidèle des rapports que je me suis fait représenter. — 191 — Le lendemain de cette émeute, le National et la Tribune rendirent un compte des faits en langage passionné, accusèrent le gouvernement et la police d'avoir embrigadé et payé des assommeurs. Une plainte fut portée contre ces deux feuilles par le président du conseil des ministres et par M. Vivien : un procès s'ensuivit, dont les débats eurent lieu en novembre 1851, époque où j'étais préfet de police. A l'appui de leur défense, les ac- cusés prétendaient que la preuve des faits cités par eux pourrait s'établir par les rapports adressés à la préfecture les 13 et 14 juillet; sur leur demande, la cour royale rendit un arrêt qui ordonnait la com- munication de ces rapports. Un huissier vint, au nom de la cour royale, ré- clamer l'exécution de son arrêt. Je crus devoir re- fuser, et j'écrivis immédiatement au procureur- général pour en déduire les motifs. Je disais, entre autres choses, que les pièces ou rapports classés dans mon cabinet ne constituaient pas des archives publiques; que ces documents étaient d'une nature secrète; que souvent même on les détruisait quand ils n'offraient plus un intérêt d'opportunité; que leur production en justice aurait l'inconvénient de porter à la connaissance des ennemis de l'ordre les moyens d'action dont l'autorité dispose, et le dan- ger, plus grave encore, de révéler les noms de quel- ques agents particuliers; ce qui serait violer envers eux la foi promise, et livrer ces hommes à la haine et à la vengeance des partis. La cour royale, ajoutais -je en l'absence d'un organe qui pût représenter mon administration, a sans doute ignoré les conséquences de sa décision : il est de mon devoir de les lui signaler, de lui dire que l'exécution de cet arrêt serait une mesure fa- tale à la chose publique; qu'elle affaiblirait l'action du pouvoir; qu'elle me priverait de la possibilité d'avoir ou de conserver des gens utiles, puisque la publicité donnée à un seul nom , par le fait de l'autorité, leur enlèverait la garantie du secret sur lequel ils devaient compter; que, par ces motifs, je me voyais obligé de refuser la communication demandée. La cour royale n'insista pas; mais plusieurs jour- naux, notamment la Gazette des Tribunaux, blâ- mèrent ma résistance ; et peut-être que, pour sa- tisfaire une vaine curiosité, on aurait désiré que j'oubliasse les devoirs de la discrétion et les intérêts du pays. J'ai dit que le projet de loi sur l'institution de la pairie avait été présenté aux chambres, discuté et voté dans les derniers mois de 1831. J'avais en- tendu plusieurs fois Casimir Périer développer avec une logique serrée les motifs pour lesquels une chambre héréditaire lui semblait préférable à une pairie viagère; lorsque j'eus connaissance de son projet de loi, dans lequel l'hérédité était sacrifiée, je lui en témoignai ma surprise : je crus voir dans ses explications que sa pensée restait toujours la même; mais il devait faire le sacrifice d'une opi- — 193 — nion personnelle à l'opinion contraire, qui préva- lait dans le conseil des ministres et qui était géné- rale dans le public. En effet, si nous nous reportons à cette époque, nous y verrons quels cris unanimes de réprobation s'élevaient contre l'hérédité de la pairie. On eût regardé comme un acte de trahison , comme un retour coupable au système de la restauration, une loi destinée à maintenir cette hérédité; la violence du langage des publicistes qui la combattaient, l'a- gitation extrême qui se manifestait dans Paris, ne permettent pas de douter qu'un soulèvement n'eût été la suite de son adoption. Aucun écrivain n'était assez courageux pour soutenir la doctrine réprouvée de tous; des man- dats impératifs avaient été imposés à presque tous les députés nouvellement élus, même à la plupart des amis du ministère, pour les obliger à voter contre l'hérédité *; la masse des citoyens, les amis comme les ennemis du pouvoir, montraient une 1 Malgré la défaveur qu'il était sûr de rencontrer, M. Juy eut le courage de proposer un amendement pour conserver l'hérédité; M. Enouf l'appuya, et M. Royer Collard, en y adhérant, déclara que, suivant lui, une pairie sans hérédité était un corps sans indépendance. M. Thiers était aussi, je crois, de cette opinion. M. Teste proposa aussi une espèce d'hérédité, mais soumise à la sanction d'un collège électoral. MM. Leyraud, Beaujour, Cabanon, voulaient que les pairs fussent nommés par le roi sur une liste double ou - 194 - telle énergie dans leur opposition , que Casimir Périer dut céder en présence de tant d'obstacles, et devant l'impossibilité matérielle de faire triom- pher ses convictions, si tant est qu'elles fussent encore entières. Aujourd'hui que l'expérience est acquise, que la réflexion a pu s'exercer avec calme; aujourd'hui que les passions du moment ne fascinent plus les esprits et n'égarent plus le jugement, ne serait-il pas permis de croire à la possibilité d'une solution différente? Quant à moi, je l'avouerai, il me sem- ble que, dans l'intérêt des libertés publiques, une chambre héréditaire offrirait plus de garanties. La chambre des pairs se renouvelle avec rapidité, parce que cette haute dignité n'est guère conférée qu'à des hommes déjà avancés en âge; elle ne se recrute, en thèse générale, que dans les grandes notabilités dévouées au pouvoir, et ne présente point, par cette raison, autant de gages d'indépendance. triple de candidats présentés parles collèges électoraux . MM. Mérilhou, Bignon (aujourd'hui pairs de France), Jolivet, Havin, Dumeilet, Marchai, Gautier d'Hauteserve et Thouret, demandaient aussi l'élection des candidats par les collèges, et une réélection tous les cinq ans, ce qui eût fait de la pairie une seconde chambre des dépu- tés. MM. Odilon Barrot, de Tracy, et plus de cent de leurs collègues, appuyaient cet amendement. M. le général Bertrand proposait la suppression pure et simple de la pairie. Du moins, celte opinion était plus rationnelle. — 193 - eurs, plus les extinctions sont fréquentes, plus aussi il y a de chances pour.les ambitions qui gravitent autour du trône, et pour beaucoup de membres de l'assemblée élective : chacun peut avoir la prétention de remplir à son tour une va- cance à la chambre des pairs; cette prévision dis- pose naturellement à mériter la bienveillance du pouvoir. Je dirai donc à ceux qui craignaient la corrup- tion dans les actes du gouvernement, etqui voyaient avec inquiétude l'aristocratie d'une pairie hérédi- taire, je leur dirai qu'ils ont mis dans les mains du pouvoir un moyen de corruption bien autrement actif et redoutable que ne le serait une telle insti- tution. Il résulte de la situation des choses, comme on l'a faite, qu'au lieu d'avoir trois cents familles in- vesties d'un droit imprescriptible, indépendantes de l'action du gouvernement, par cela seul qu'il y a perpétuité dans leurs droits, nous avons des mil- liers de familles, toutes les notabilités sociales, qui, dans l'espoir d'arriver au premier degré de l'é- chelle, sont, même longtemps à l'avance, naturel- lement disposées à caresser ceux qui peuvent réa- liser leurs espérances. Ainsi l'action du pouvoir se fait sentir non-seu- lement dans la composition de la chambre des pairs, mais encore dans la sphère moins élevée oùse trou- vent les nombreux aspirants à cette dignité. Ne perdons pas de vue, d'ailleurs, que les hom- - 196 - mes qui en sont déjà revêtus peuvent avoir, quel que soit leur caractère honorable, le désir de lais- ser leur titre à un fils, à un gendre, à un parent : quel en est pour eux le plus sur moyen? c'est de se rendre agréables à tous les ministères. Comment les conditions nécessaires d'indépendance existe- ront-elles enfin lorsque tout est dans les mains du pouvoir? II n'en est pas de même, je ne saurais trop le répéter, à l'égard d'une institution où l'on peut invoquer un droit positif au lieu de solliciter une faveur. A-t-on oublié que, pendant la restauration, c'est à la chambre des pairs, composée cependant de membres appartenant aux grandes familles no- biliaires, que nous sommes redevables des premiers actes d'une sage et ferme opposition? C'est la cham- bre des pairs qui, sous Charles X, a repoussé les lois d'amour, la loi sur le droit d'aînesse, et d'au- tres mesures non moins contraires à nos libertés. Et, par analogie, je rappellerai encore que c'est dans le sein de la cour royale de Paris que les citoyens ont trouvé des magistrats inaccessibles à toute influence corruptrice, qui se sont montrés les vrais organes de la loi, les vrais défenseurs de nos droits politiques. En aurait-il été de même si la magistrature n'é- tait pas inamovible? Que les hommes de bonne foi répondent. Et pourtant, les bénéfices de l'inamovi- bilité sont encore loin de réunir autant de garan- ties que l'hérédité en présenterait. — 197 — Je crois donc pouvoir, en me résumant, hasar- der cette opinion, que les amis de la liberté ont mal compris leurs véritables intérêts en supposant à l'hérédité de la pairie : ils ont privé le pays des bienfaits d'une institution impérissable, souvent utile aux citoyens, comme l'ont été quelquefois les anciens parlements; ils ont donné au pouvoir un moyen de séduction dont celui-ci consentait à se dépouiller; et leur esprit d'opposition, faussé par des préventions injustes, nous a privés de l'appui que le premier corps de l'État aurait pu, du moins dans l'avenir, donner à la cause de nos libertés. On regrettera peut-être un jour cette aberration d'idées; mais on sera sans doute assez équitable pour ne pas faire peser sur Casimir Périer la res- ponsabilité d'une faute qu'il lui était impossible d'empêcher. 17 XIII Casimir Périer veut me confier la police politique. — Révo- cation de M. Vivien, préfet de police, remplacé par M. Saul- nier. — Ma nomination aux fonctions de secrétaire géné- ral. — Observations sur les émeutes. — Émeute au sujet de la prise de Varsovie. — Démission de M. Saulnier. — Je le remplace comme préfet de police, d'abord par intérim, puis définitivement. — Lettre de Casimir Périer en m'a- dressant l'ordonnance de ma nomination. Nous voici parvenus à l'époque de mon entrée à la préfecture de police. Depuis quelques jours, Casimir Périer m'expri- mait l'intention de me donner, dans l'administra- tion, un poste élevé. Il avait été question, d'abord, de m'appeler auprès de lui pour la direction de son cabinet; ensuite il me parla de la place de di- recteur des télégraphes, puis d'une préfecture dans un département circonvoisin, et tout cela en forme - 199 - de conversation, sans qu'il y eût aucune demande, aucune idée arrêtée de ma part. Le 17 septembre 1831, à onze heures du soir, je fus mandé au ministère de l'intérieur. Casimir Périer m'annonça qu'il était mécontent de la ma- nière dont la police de Paris était dirigée; et, sans méconnaître les bonnes qualités de M. Vivien, il appuya beaucoup sur la nécessité d'avoir un préfet qui s'associât avec plus d'affection, et peut-être même avec plus de dévouement à son système po- litique. — « Je suis mal secondé! s'écria-t-il; mes >» intentions sont mal comprises; mes ordres ne » sont pas exécutés avec la promptitude et la pré- » cision que je veux introduire dans les diverses m parties du gouvernement. Tout le monde se mêle h de faire la police ; on en fait au château , on en > fait dans les ministères, on en fait dans les états- > majors, on en fait partout. Cette marche est in- » tolérable; il faut que ces subdivisions disparais- » sent, que tout soit réuni dans une même admi- » nistration; alors seulement je verrai cet ensemble > qui constitue la force, et qui mettra la préfecture » de police en situation de rendre de grands ser- » vices. » Mais, en même temps, il me faut des hommes )» qui me connaissent bien, qui me comprennent, » en qui je puisse avoir une entière confiance : c'est > à vous que j'ai pensé pour accomplir cette tâche. > La révocation de M. Vivien est décidée : je l'ai » remplacé par M. Saulnier. Je désire que vous ac- — 200 — » ceptiez les fonctions de secrétaire général. J'ai » prévenu M. Saulnier que c'était sur vous prin- > cipalement que je me reposais pour la direction » des affaires politiques; en un mot, c'est vous qui n êtes mon homme. Ainsi je vous engage à réunir > dans vos mains tout le pouvoir nécessaire pour » me seconder. » On jugera, par ces dernières paroles, que Ca- simir Périer ne connaissait pas encore exactement l'organisation de la préfecture de police, et la li- mite posée aux attributions de secrétaire général; moi-même j'étais à cet égard dans une ignorance absolue. Pour lui, le litre des fonctions qu'il me destinait importait fort peu; ce qu'il voulait, c'est que je fusse dépositaire des confidences, des secrets relatifs à la politique, et investi du pouvoir indis- pensable pour ordonner les mesures qui s'y ratta- chent. Casimir Périer m'informa que, d'après ses inten- tions, M. Saulnier devait prendre possession de la préfecture de police dès le lendemain, à cinq heures du matin; il me pria de m'entendre avec ce der- nier pour nous y installer en même temps. M. Vivien parut satisfait d'être à la fois déchargé du fardeau de cette administration, et appelé aux fonctions plus douces, plus conformes à ses goûts, de conseiller d'État en service ordinaire. Paris, en ce moment, se trouvait en proie à une émeute dont la prise de Varsovie était la cause ou le prétexte. Déjà, depuis deux jours, des rassem- - 201 - blemenls tumultueux avaient jeté l'inquiétude dan s plusieurs quartiers; des barricades avaient même été commencées sur le boulevart Montmartre; et le Palais-Royal, que le roi habitait encore, se voyait entouré par la multitude poussant des cris sédi- tieux. Mais jusque là l'émeute n'avait pas le ca- ractère d'une révolte; les agitateurs étaient sans armes, et leurs vociférations semblaient plutôt avoir pour objet d'épouvanter les habitants paisibles que d'attaquer le pouvoir à force ouverte. Je faisais donc une sorte d'apprentissage dans cette carrière dès le jour même de mon installa- tion à la préfecture de police, et c'est moi qui, effectivement, ai ordonné les mesures de répres- sion les plus urgentes; car M. Saulnier, homme d'esprit d'ailleurs et bon administrateur, n'était pas d'une trempe assez énergique pour ces graves circonstances. Je me souviens qu'il se promenait soucieusement dans le jardin de la Préfecture, pour méditer une proclamation, tandis que l'é- meute grondait dans Paris, et que je prescrivais les moyens de la réprimer. Lorsque le calme fut rétabli, je me renfermai, par bienséance, dans le cadre des occupations dé- volues au secrétaire général; et dès lors je restai étranger aux matières politiques. Je dirai, au sur- plus, qu'il est impossible de scinder les attributions du préfet, comme l'avait pensé Casimir Périer; il faut que tout soit réuni dans une seule main, et surtout que les agents secrets ne dépendent que 1 17. - 202 - du chef de l'administration, ne soient en rapport qu'avec lui. Mais bientôt Casimir Périer, informé du vérita- ble état des choses, manifesta sa volonté formelle d'atteindre le but qu'il s'était proposé, et qui con- sistait à me faire participer, également avec le préfet, aux soins qu'exigeaient les affaires politi- ques. Sa décision était d'autant plus prononcée, qu'il n'avait pas tardé à reconnaître que M. Saul- nier ne convenait pas entièrement au poste qu'il occupait. Telle est, du moins, l'opinion énoncée en ma présence par Casimir Périer. Ces intentions du président du conseil ayant quelque peu blessé la légitime susceptibilité de M. Saulnier, il en témoigna de l'humeur. Alors Casimir Périer l'engagea à donner sa démission; et, dès le 14 octobre, il voulait me désigner pour lui succéder. J'étais encore en défiance de moi- même; je n'avais pas assez l'expérience des diffi- cultés de la position pour l'accepter définitivement. Doutant de mes forces, je priai Casimir Périer de me donner seulement le titre de préfet par inté- rim. «Pendant que j'exercerai, lui dis-je, en cette qualité, vous verrez si je puis convenir à ce poste : vous m'y confirmerez s'il y a lieu; et si vous ou moi nous reconnaissions mon insuffisance, vous choisiriez un autre administrateur, et je me re- tirerais sans que mon amour- propre en souf- frît. » Casimir Périer m'approuva, déclarant toutefois - 203 - que je serais nommé définitivement aussitôt que je le voudrais. Durant six semaines, je conservai ce titre de préfet par intérim. Quand je me crus en état de justifier la confiance du gouvernement, je le dis au président du conseil, qui, le même jour, m'adressa l'ordonnance de nomination, accompagnée de la lettre suivante écrite par lui : « Je vous envoie, mon cher préfet de police, !> l'ampliation de l'ordonnance du roi qui fait ces- » ser l'intérim de la préfecture de police, et vous » confie les fonctions de préfet. » Paris, le 26 décembre 1831 . » En vous transmettant de la part du roi cette .» nouvelle preuve de sa confiance, je suis heureux n de pouvoir ajouter que Sa Majesté a daigné me » témoigrer, dans les termes les plus flatteurs, sa » vive satisfaction pour le zèle et l'activité que vous » n'avez ctssé de déployer jusqu'ici dans l'exercice » de vos fonctions. » Recevez, mon cher préfet de police, l'assu- » rance de mon sincère attachement. » Le président du conseil, » Ministre secrétaire d'État de l'intérieur, » Casimir Périer. n XIV Quelle était alors la disposition des esprits. — La population se divise en cinq fractions sous les rapports des sentiments politiques : l ,e classe, la noblesse; 2 me classe, le clergé; 5 me classe, la bourgeoisie; 4 me classe, les ouvriers; 5 mt classe, caput morluum. Il est presque surabondant d'expliquer que ma mission était essentiellement politique. Les passions ardentes dont le pays se trouvait agité, et qui mettaient en péril l'ordre social aussi bien que le trône de juillet, devaient être, avant tout, l'objet de mes préoccupations et de mes soins; là existait le danger; c'était là qu'il convenait de porter toutes les forces morales et matérielles dont je disposais. Je crois n'avoir négligé aucune des branches de l'administration ; mais tout ce qui n'avait qu'un itlOIl — 2W — caractère d'intérêt municipal n'était réellement que secondaire, à côté de la question vitale qu'il fallait vider avec les factions. Quelle était alors la disposition des esprits en ce qui pouvait se rattacher à mes fonctions? La population en France se divise, sous le rap- port des sentiments politiques, en cinq fractions principales : Premièrement, toutes les familles nobles qui goûtaient autrefois les douceurs de la féodalité et de l'aristocratie; Secondement, le clergé; Troisièmement, la bourgeoisie ; Quatrièmement, les ouvriers ; Cinquièmement, les gens sans profession, classe nombreuse, surtout à Paris, composée d'hommes presque sans asile, dont les penchants vicieux ont secoué le frein des lois et de la morale; en un mot, ce que M. Guizot appelle avec raison le caput mortuum de la société. Examinons rapidement la situation de ces diver- ses classes à l'égard du gouvernement de juillet. La première (les nobles), celle qui a le plus souffert de nos innovations révolutionnaires, qui s'est vue dépouiller de ses privilèges, d'une grande partie de ses biens, qui a été décimée pendant la terreur, qui a gémi dans l'exil, qui a perdu le prestige et tous les avantages attachés aux litres nobiliaires et aux souvenirs historiques; cette classe, enfin, au préjudice de laquelle s'est orga- — 206 — nisée la société telle qu'elle existe maintenant, ne peut pas avoir des sentiments de bienveillance pour un ordre de choses né d'une nouvelle révo- lution. Dix-huit cent trente a consacré les principes de quatre-vingt-neuf, les a implantés à jamais dans nos lois, dans les mœurs nationales; dès lors il a confirmé, consommé la ruine morale de l'ancienne aristocratie. Ce serait mal connaître le cœur humain, ce se- rait exiger l'impossible, que de demander à ces familles de l'affection et du dévouement; elles ont, elles doivent avoir conservé des regrets et des sympathies pour l'ancien régime et pour la restau- ration, qui s'efforçait de le rétablir. Ainsi donc, en thèse générale, les nobles ne peuvent être que mal disposés pour le nouveau gouvernement; ils ne peuvent pas l'aimer : plus la naissance avait placé le duc d'Orléans près du trône, moins ils lui pardonnent de l'occuper. Louis- Philippe est dans leur pensée un usurpateur; il est devenu solidaire des principes de nos révolutions; conséquemment, tout ce qui recommande sa dy- nastie à l'attachement des classes moyennes est un motif de réprobation aux yeux de la vieille no- blesse. Cette disposition naturelle des esprits dans cette caste déchue ne va pas, pour le plus grand nom- bre, jusqu'à des actes d'hostilité, jusqu'à un état permanent de conspiration : la plupart des gran- - 207 — des familles concentrent en elles-mêmes leur mé- contentement, et, sans se rallier au pouvoir, ob- servent les lois du pays; mais il y a dans tous les partis des hommes passionnés, entreprenants, qu'aucune considération ne retient, et capables de tout compromettre pour satisfaire leur animo- sité ou leur ambition : de tels hommes sont dan- gereux, surtout lorsqu'ils possèdent tout à la fois du talent, de l'énergie, de la fortune, qu'ils ont l'habitude des intrigues. Ces conditions se trou- vaient presque toujours réunies chez ceux qui sou- doyaient ou dirigeaient les soulèvements légiti- mistes dans le midi de la France et dans les dépar- tements de l'ouest. Paris n'était pas à l'abri de leurs tentatives; j'au- rai bientôt l'occasion de le prouver. C'est à Paris qu'ils recrutaient des instruments pour seconder l'exécution de leurs desseins; l'argent rendait fa- cile le succès de ces enrôlements, et ils y prépa- raient même un mouvement qui devait, dans leur attente, assurer le rétablissement delà branche aînée. Telle était la situation des choses, quant à la no- blesse légitimiste, lorsque je pris possession de la préfecture. La deuxième classe (le clergé) partage, à peu de chose près, les mêmes affections que les familles nobiliaires. Individuellement, le plus grand nom- bre des ecclésiastiques actuels n'ont pas éprouvé les persécutions de l'ère républicaine; individuelle- ment, ils n'ont aucun reproche à faire, aucune perte à déplorer, aucune réparation à prétendre; mais le clergé constitue un corps; par cela même il a une tendance à augmenter ses prérogatives, et les souvenirs du passé, lui retraçant l'influence excessive que les gens d'église ont si longtemps exercée sur les destinées de la France, inspirent des regrets aux hommes revêtus du caractère sa- cerdotal. Nécessairement ils préféreraient ce qui était pour eux le bon vieux temps, c'est-à-dire cette forme de gouvernement semi-théocratique, où les congré- gations religieuses possédaient des biens immen- ses, et se procuraient toutes les jouissances sociales sans rien produire J ; où de simples abbés joignaient à leurs goûts mondains le bénéfice de quelque ri- che sinécure; où l'on prélevait des dîmes au nom du ciel; où l'on vendait chèrement des indulgen- ces; où la crédulité superstitieuse excitait tant de gens à dépouiller leurs familles pour enrichir l'é- glise et le,s monastères; où l'autorité presque ab- solue d'un évêque allait jusqu'à excommunier les rois et délier les peuples de tout devoir d'obéis- sance; où enfin les dignitaires de l'Église, usur- pant le pouvoir temporel, réunissaient aux immu- nités de leur position l'avantage d'administrer les ' J'en excepte, bien entendu, les Bénédictins et quel- ques ordres religieux qui ont rendu d'immenses services à la science. — 209 — affaires publiques, sans craindre la répression des abus. Cet état de choses, on en conviendra, est bien regrettable pour les membres du haut clergé qui en profitaient; plus il est l'objet de leur convoitise, plus ils éprouvent d'éloignement pour nos institu- tions modernes. La restauration avait quasi réalisé ce retour vers les siècles de prospérités cléricales. Comment ad- mettre que le clergé, et surtout les princes de l'Eglise, ne préférassent point la légitimité, sous laquelle leurs espérances s'étaient réveillées et avaient grandi, à la nouvelle monarchie, qui n'a pu s'asseoir que sur les ruines de ces mêmes espé- rances? Si l'on partage mon opinion sur la noblesse et le clergé, l'on avouera que, même en leur reconnais- sant toute la bonne foi, toutes les vertus, tout le patriotisme possibles, ils sont, l'un et l'autre, par la force des choses, les ennemis naturels de nos in- stitutions populaires et du gouvernement qu'elles ont fondé. Et qu'on veuille bien ne pas m'opposer des exemples contraires ; ce seraient d'heureuses ex- ceptions, que je suis loin de contester du reste, et dont je me réjouis dans l'intérêt général, mais avec la triste persuasion que ces exemples ne seront pas contagieux. Je n'hésiterai pas même à dire que, si mes pré- visions étaient démenties par l'événement, les ré- 1 18 — 210 - sultats en seraient funestes à la nouvelle dynastie : elle perdrait, dans l'esprit des masses, une somme de force infiniment supérieure à celle que lui ap- porterait une telle réconciliation; elle se priverait de milliers d'appuis utiles, dévoués, pour la con- quête de quelques amis douteux. Le pays, qui se glorifie de la base révolutionnaire sur laquelle re- pose le trône de Louis-Philippe, verrait peut-être avec ombrage, avec inquiétude, désavouer son ori- gine; il n'y aurait plus cette même communauté de principes, cette solidarité d'intérêts qui resserrent les liens et nourrissent une confiance réciproque. Enfin, j'irai jusqu'à supposer la possibilité d'une fusion sincère et complète des vues, des sentiments de la noblesse et du clergé, avec ceux du chef de l'État, et je dirai que ce serait là un grand mal- heur; car la royauté se verrait entourée des mêmes hommes, des mêmes écueils qui ont perdu la res- tauration. La troisième classe (la bourgeoisie) est trop nom- breuse, se compose de trop d'éléments, pour que je puisse en offrir la statistique; ce travail, d'ail- leurs, serait superflu : tout le monde comprend ce qu'est la bourgeoisie; elle représente l'immense majorité de la population ; c'est là ce qu'on a ja- dis qualifié de tiers état, mais tiers état dont les rangs se sont considérablement accrus, dont la force et le concours ont décidé et décideront dé- sormais toutes les grandes questions d'intérêt na- tional. — 211 — La bourgeoisie, par son origine, participe de la classe inférieure; mais par la richesse, les talents, les arts, les sciences, l'industrie et le commerce, elle s'élève aux sommités sociales, et se confond souvent avec les anciennes illustrations. La bour- geoisie a hérité de tout ce que les titres nobiliaires ont perdu depuis un demi-siècle, sous le rapport de l'influence et de la considération; aussi la pre- mière subdivision de la classe moyenne est-elle de- venue dans nos mœurs actuelles une espèce d'a- ristocratie nouvelle. Mais elle présente ces différences remarquables avec l'ancienne, qu'autant celle-ci pesait sur le pays, autant la première est utile : c'est elle qui donne à tout le mouvement et la vie; qui, par de vastes entreprises et des œuvres de génie, a doté la France d'une gloire paisible, plus efficace pour le bien-être de nos populations que la gloire ac- quise par les armes. Elle se distingue encore de l'autre aristocratie en ce sens que, pour y parve- nir, il ne faut ni faveurs ni parchemins; le travail, la haute intelligence, les grands services rendus à la chose publique, voilà les seuls titres de noblesse estimés de nos jours : il appartient à tous d'y pré- tendre. Toutes les réformes, toutes les améliorations so- ciales ont profité à la bourgeoisie; elle est donc at- tachée par intérêt à la conservation de ses conquê- tes. On ne pourrait ni rétrograder vers le passé, ni mettre en vigueur les utopies républicaines, sans — 212 — porter atteinte aux avantages de sa position; et l'on ne pourrait non plus adopter une forme de gouvernement militaire sans mettre en péril la for- tune dont elle dispose. Faut-il rappeler qu'une partie de cette fortune est d'une nature périssable, qu'elle subit une dé- préciation proportionnée à la gravité des événe- ments politiques? Il en est principalement ainsi des rentes sur l'État, de la valeur des charges, des études, des fonds de commerce, des établissements industriels, etc. En délinitive , la classe intermédiaire dont je m'occupe est celle dont la prospérité est plus inti- mement liée au maintien de la sécurité générale et associée aux vicissitudes du pouvoir actuel. Aussi, c'est elle qui constitue sa véritable force; c'est en elle qu'on trouve des sympathies puissantes pour la royauté de juillet; il y a de part et d'autre un même besoin de consolider l'œuvre des trois jours. Un changement quelconque dans la forme du gouvernement inquiéterait cette partie nombreuse delà population; elle ne pourrait qu'y perdre sous le rapport des droits politiques et sous le rapport du bien-être matériel; elle défendra donc avec énergie l'ordre légal et le trône qui la protègent, tant qu'on ne s'écartera pas des principes qui lui servent de base. La quatrième classe (les ouvriers) se trouve en quelque sorte dans les mêmes conditions que la — 215 — précédente; sans jouir des mêmes avantages, elle a un égal besoin d'ordre et de confiance; elle pro- fesse un même attachement pour des institutions qui garantissent son avenir, qui ouvrent une libre carrière aux hommes intelligents et laborieux. Les ouvriers voient tous les jours sortir de leurs rangs ceux qui, par leur mérite, parviennent dans les régions plus élevées; ils comprennent que la stabilité de l'état de choses qui nous régit peut fa- voriser des chances de succès et assurer la juste ré- compense due à leurs travaux; mais ils n'ont pas, comme les classes aisées de la bourgeoisie, la crainte de compromettre , par une plus large extension des principes libéraux, une fortune toute faite, une position heureuse; ils pensent, au contraire, que plus ils auront de chances de concourir à la dis- cussion des intérêts publics, et plus ils verront s'ef- facer la ligne de démarcation entre eux et la classe moyenne. De même que le tiers état a profité de la sup- pression des privilèges de la noblesse lorsqu'il fut enfin admis à participer, concurremment avec elle, à l'administration des affaires du pays, de même la classe ouvrière profiterait aujourd'hui de tout ce que la bourgeoisie perdrait à son tour, si l'on faisait descendre aux droits politiques quelques degrés de l'échelle sociale. Ces observations nous disent assez pourquoi , sans être positivement hostiles au gouvernement et à la bourgeoisie, les ouvriers désirent un chan- 1 18. — 214 — gement qui mettrait en pratique les théories d'une liberté illimitée, qui soumettrait le personnel et les actes du pouvoir aux caprices de la souveraineté populaire. La cinquième classe (gens sans profession) ne présente, relativement au nombre, qu'une fraction minime de la population ; mais en tenant compte des prédispositions qu'engendrent la paresse et la misère, en supputant les mauvaises passions qui y fermentent, c'est là surtout que gît la force brutale qui menace de tout bouleverser. Seize cents repris de justice, six mille voleurs et vagabonds, tel est le fond de cette lie sociale qui exploite le vice sous toutes ses formes. Cette masse d'individus mal famés se recrute in- cessamment et se grossit, dans les temps de trou- bles, des aventuriers, des hommes tarés, perdus de dettes et de réputation dans les départements, et qui viennent chercher un refuge à Paris. On peut encore, sans injustice, joindre à cette nomenclature quelques habitués de tabagie, de mauvais lieux, en un mot , les mauvais sujets de toute espèce ; et , lorsque la tourbe impure a été mise en mouvement par les passions politiques, il vient s'y réunir les hommes à imagination désor- donnée, éprouvant le besoin d'émotions fortes, et qui les trouvent dans les drames de la rue, dans les commotions populaires. En présentant cet aperçu de la population, je n'ai pas eu la pensée de l'appliquer à tous les points — 21o — de la France ; mais j'y trouve, du moins, la phy- sionomie fidèle de la population parisienne pen- dant les premières années qui ont suivi la révolu- tion de 1830. XV Situation des partis politiques. — Parti républicain. — So- ciété des Amis du Peuple. — Parti bonapartiste. — Parti légitimiste. — Saint- Simoniens. — Les phalanstériens. — L'église française (culte de l'abbé Cbatel). — Les étalagistes. Examinons maintenant quelle était la situation et la force des partis politiques au mois d'octobre 1851, époque de mon point de départ dans la car- rière administrative. PARTI RÉPUBLICAIN. Nous avons vu le parti républicain donnant déjà, dès le 3 août 1830, un libre essor à ses passions, essayant d'imprimer la terreur à la représentation nationale, et de faire violence aux opinions des dé- putés; déjà, comme MM. Flocon etLhérilier nous — 217 — appris, cette faction voulait imposer ses vues à l'aide de la force. La Société des Amis du Peuple, dans laquelle se réunirent les hommes de talent et de courage que je considère comme les chefs de ce parti, fut créée dans ces circonstances où l'on discutait la forme du gouvernement. Il serait surabondant d'ajouter que, dès l'origine, elle avait pour but, soit d'opposer des obstacles invincibles à l'institution d'une mo- narchie, soit de travailler à la renverser. Celte nombreuse agglomération d'hommes jeu- nes, énergiques, audacieux, qui, pendant la lutte des trois jours, avait acquis beaucoup d'influence sur une portion notable des combattants, ne tarda pas à ranger sous sa bannière tous les individus que ne satisfaisait pas le nouvel ordre de choses; tous ceux qui, ayant compté sur les chances d'une révolution sociale , étaient mécontents de voir qu'on resserrât les conquêtes populaires dans le cercle d'une révolution politique. Malgré les entraves que le pouvoir voulut mettre à la manifestation de leurs projets, les Amis du Peuple continuèrent leur active propagande. Un club principal, où se trouvaient quelquefois rassem- blés cinq ou six cents personnes, sous la direction des sommités du parti, était devenu le siège d'une sorte» de gouvernement républicain, que ces hom- mes prétendaient fonder au sein du gouvernement monarchique. L'autorité intervint; la justice dirigea des pour- — 218 — suites; et, loin de l'affaiblir, ces actes de vigueur semblèrent donner plus de consistance à ce parti. Le désœuvrement forcé d'une portion considé- rable de la classe ouvrière, la cherté du pain, les émeutes périodiques, et enfin les instigations quo- tidiennes de ces ennemis de la paix publique, en augmentèrent progressivement le nombre. Une autre association, sous le titre de la Liberté, de l'Ordre et des Progrès, dont M. Sambuc et plu- sieurs membres influents de la société des Amis du .PeM/?/e étaient les chefs, avait eu une existence tem- poraire; et dans un procès qui lui fut intenté, on lui attribuait une partie des troubles qui eurent lieu lors du jugement des ministres; mais la saisie des papiers et le départ de M. Sambuc amenèrent la dissolution de fait de cette société; ses affiliés vin- rent encore grossir les rangs des Amis du Peuple. Quoique celle dernière association présentât une masse imposante d'individus dirigés par des hom- mes de caractère, et quoiqu'elle eût pour auxiliaires une certaine quantité de ces gens mal famés appar- tenant à la dernière classe, qui apportaient à des opinions politiques le dangereux secours de leurs bras, elle n'était pas la seule qui fût en lutte avec le gouvernement. Il en existait beaucoup d'autres, notamment : 1° La Société des Condamnés politiques, compo- sée d'hommes victimes de leurs principes libéraux sous la restauration, et dans laquelle s'étaient in- troduits quelques intrigants ou escrocs, se préva- — 219 - lant d'une qualité qui ne leur appartenait pas. Il suffira, pour le prouver, de rappeler que Fieschi avait été admis, comme condamné politique, au nombre des sociétaires, et qu'à ce titre il toucha des secours jusqu'en l'année 1834, époque où l'on reconnut les fraudes commises par lui dans les pièces produites; 2° La Société des Réclamants de juillet, dont un sieur O'Reilly était le directeur, qui se composait de plus de cinq mille personnes mécontentes de la récompense accordée à leurs services ; 3° La Société Gauloise, ayant pour chef principal un sieur Thielmans, était organisée militairement en décuries, centuries et légions; 4° La Société des Francs régénérés; 8° Une autre qui s'intitulait les Amis de la Pa- irie ; 6° Une autre sous le nom de Société des Droits de l'Homme, qui n'était alors qu'une simple sec- tion, et qui a joué ultérieurement un rôle si im- portant quand elle eut réuni les débris de toutes les autres sociétés ; 7° Il faut joindre à cette liste la Société Aide-toi, le ciel t'aidera, dont j'ai parlé; laquelle, après la révolution de juillet, fut continuée sous la direc- tion de quelques hommes de moyens, entre autres M. Garnier Pages, et qui faisait cause commune, quant aux intentions, avec les partisans de la ré- publique. Je néglige une multitude d'autres réunions éga- — 220 — lemcnt animées d'un esprit hostile, qui, en raison du nombre et de la condition des individus, n'of- fraient pas, à beaucoup près, les mêmes dangers que celles dont j'ai signalé l'existence. Ajoutons que le parti républicain trouvait, ou croyait trouver des appuis et des patrons dans quelques notabilités populaires; que des sympa- thies, publiquement avouées et commentées dans l'intérêt de cette faction, lui donnaient une grande consistance aux yeux du vulgaire, et d'autant plus de confiance dans l'avenir, qu'on essayait la justi- fication des doctrines républicaines jusque dans les discours prononcés à la tribune nationale. Per- sonne ne peut avoir oublié que les républicains croyaient pouvoir compter au nombre de leurs ad- hérents des membres de la chambre élective, tels que MM. Cabet, de Ludre, Laboissière, Audry de Puyraveau, Cormenin, Beauséjour, et même La- marque, Dupont (de l'Eure) et Lafayette. Disons encore que plusieurs feuilles publiques étaient les organes de cette opinion; que la Société des Amis du Peuple faisait des publications fré- quentes, tirées à un nombre immense d'exemplai- res, pour répandre ses principes sur tous les points de la France, et pour appeler à elle, en égarant leurs esprits , les ouvriers de la capitale, formant une masse de plus de soixante mille hommes. A ces moyens d'agir sur l'opinion publique se joignaient les efforts individuels, les publications passionnées des coreligionnaires politiques agis- - 221 — sant dans les mômes intérêts, quoique n'étant pas affiliés à ces sociétés. Voilà l'esquisse fort abrégée de la situation et des forces du parti républicain dans les derniers mois de 1831. PARTI BONAPARTISTE. Les beaux jours de l'empire, de cette brillante époque où nos aigles, entourées d'une auréole de puissance etde gloire, imposaient au monde le res- pect et l'admiration, avaient produit des émotions trop vives, laissé de trop grands souvenirs et trop flatté l'orgueil national, pour que, dans les rangs d'un peuple aussi impressionnable que le nôtre, il n'y eût pas des hommes qui portassent une es- pèce de culte à la mémoire de Napoléon. Combien de cœurs palpitaient encore à la seule espérance de voir son image vivante présider aux destinées du pays ! C'est surtout parmi les compa- gnons des travaux et des malheurs du grand homme que se réveillaient le plus de sympathies. Qu'on ne s'étonne point si les opinions napoléonistes consti- tuaient un parti; il serait plus étrange qu'il en eût été autrement. Si le duc de Reischtadt avait eu des vues ambitieuses et l'énergique résolution de son père; si, au lieu d'être tenu sous le séquestre ou au moins sous la tutelle de l'Autriche, il eût pu agir par lui-même et proclamer des prétentions sérieu- ses, il aurait sans doute rallié les généreux débris échappés aux désastres de l'empire. 1 M. GISQUET. 19 — 222 — Alors, son parti serait devenu d'autant plus re- doutable qu'on aurait vu s'y rattacher une fraction importante des républicains, et peut-être des noms illustrés sur les champs de bataille. Mais, soit que le fils de Napoléon n'eût pas une de ces âmes fortement trempées qui se complai- sent dans les grandes scènes politiques et dans les luttes périlleuses, soit, ce qui est plus probable, qu'il lui fût impossible de se dégager des liens qui entravaient ses mouvements et gênaient sa vo- lonté, il ne prêta point à ses partisans le secours d'une coopération active; l'absence d'un chef con- sidérable laissa son parti dans les mains d'hommes incapables de lui donner de la consistance. Néanmoins ils agissaient avec zèle; ils avaient pour organe le journal de la Révolution , entre- prise qui dévora la fortune d'un sieur Lennox; ils associaient à leurs intrigues quelques officiers supérieurs; ils correspondaient avec les membres delà famille Bonaparte, formaient des comités, faisaient de la propagande dans toutes les classes de la population, intéressaient facilement à leurs projets une partie des réfugiés politiques, et, dans toutes les circonstances, excitaient ou secondaient les émeutes et les actes d'hostilité contre le gou- vernement. PARTI LÉGITIMISTE. Nous avons vu que, dès le 14 février 1831, Je parti carliste, qui s'était montré pusillanime pen- dant la lutte des trois jours , avait repris courage quand le danger n'existait plus. De folles espéran- ces avaient déjà égaré les imaginations à ce point, que, même au sein de la capitale, des agents ou des adhérents de la légitimité osèrent manifester publiquement leurs vœux et leurs sympathies. Cette imprudente démonstration n'eut pas de gra- ves inconvénients pour eux; mais elle réveilla les haines populaires , et la mutilation de quelques monuments en fut la triste conséquence. Cinquante années d'expérience n'ont pu éclairer ces hommes sur les véritables sentiments du pays; ils ont conservé leurs illusions, mais ils sont deve- nus plus habiles dans l'art funeste de l'intrigue. Dès qu'ils virent le gouvernement de juillet atta- qué violemment par diverses factions, ils s'empres- sèrent, non-seulement de réunir leurs partisans pour en former, autant que possible, des masses compactes, mais encore ils attisèrent le feu des discordes civiles à l'aide de sacrifices pécuniaires, et en adoptant quelquefois la bannière des nive- leurs modernes. Dans nos grandes cités, où les légitimistes étaient trop faibles pour agir seuls, ils secondaient les ma- nœuvres et les mouvements des républicains. Le point essentiel pour eux était d'engager une lutte perpétuelle entre les ennemis de l'ordre et le pou- voir. Animés d'une même aversion pour le gou- vernement de juillet, c'est en l'affaiblissant par _ 224 — des divisions intestines qu'ils se flattaient de le dé- truire, soit par la force des baïonnettes étrangères, soit par la seule puissance des factions. Certes, les légitimistes doivent craindre la répu- blique autant que les amis du pouvoir actuel; mais il semblait à quelques-uns que cette république redoutable était un moyen de salut pour la cause du droit divin. C'était par les excès qu'entraîne l'usage d'une liberté sans frein qu'ils voulaient dé- goûter les peuples de nos institutions sagement li- bérales; c'était en poussant les principes à leurs dernières conséquences qu'ils prétendaient nous ramener au point de départ. Ainsi, des hommes aveuglés par la haine, et qui, dans l'intérêt de la légitimité, remuaient les passions de la populace, surtout à Paris, n'étaient pas retenus par la crainte de livrer la France aux convulsions de l'anarchie. Mais il ne faut pas rendre tout le parti solidaire de ces odieux calculs : ce serait de l'injustice. Il y a, parmi les légitimistes, beaucoup d'hommes ho- norables, trop attachés à leur pays pour s'associer à ces manœuvres criminelles. Les machinations étaient l'œuvre de partisans exaltés et d'intrigants qui, dans toutes les circon- stances analogues, usurpent la mission d'agir au nom de leur cause, et souvent la compromettent au lieu de la servir utilement. D'ailleurs, ce n'était guère qu'à Paris qu'elles pouvaient se pratiquer; sur les autres points, c'est- à-dire dans les petites localités, les habitants se con- — 2215 — naissent trop pour qu'il soit possible de dissimuler ses véritables sentiments politiques. Ainsi, tandis que le parti dont il est question se servait dans la capitale de ses propres moyens et des forces empruntées aux autres factions pour dé- truire le gouvernement, il n'agissait que sous sa bannière dans le midi de la France et dans l'ouest. Des rixes fréquentes avaient lieu dans nos pro- vinces méridionales, et des bandes armées com- mettaient chaque jour des attentats contre les pro- priétés et contre les personnes dans la Vendée et les départements limitrophes. C'est là surtout que la légitimité s'occupait de réunir des forces imposantes; c'est là que, long- temps d'avance, on préparait un soulèvement gé- néral pour offrir à la duchesse de Berry l'appui d'une armée libératrice. Les bandes de chouans, qui, sans attendre l'arrivée de la princesse, se li- vraient à tant d'actes de brigandages, n'obéissaient pas sans doute à la volonté supérieure; c'étaient des hommes impatients, indisciplinés, qui, sous prétexte de servir Henri V, voulaient s'enrichir des dépouilles de leurs victimes, et quelquefois satis- faire des vengeances personnelles. Mais la narration de ces faits en détail me con- duirait trop loin, et je rentrerai dans ma spécialité pour dire que les agens légitimistes recrutaient, à Paris, vers le milieu de l'année 1831, les anciens militaires ayant appartenu aux régiments suisses et à la garde royale , pour les envoyer dans l'ouest. 1 19. - 226 - Le comte Geslin était un des einbaucheurs les plus actifs; il fut arrêté, ainsi qu'une soixantaine des hommes enrôlés par lui. Us se trouvaient encore tous en prison lorsque j'arrivai à la préfecture, et ne tardèrent pas à passer en cour d'assises, où plu- sieurs furent condamnés. En même temps que ces embauchages s'effec- tuaient, on n'épargnait pas l'intrigue auprès des ouvriers inoccupés : on leur donnait des secours; on rassemblait en sections tous les gens attachés autrefois au service du château, tous les employés desadministralionspubliquesetparticulières, con- gédiés après juillet; on leur distribuait des instruc- tions et des armes; on préparait enfin le soulève- ment qui éclata dans la nuit du 2 février 1852, que l'on désigne sous le nom de complot des Prouvai- res. J'en raconterai ultérieurement les détails prin- cipaux. Les sommités du parti ne concouraient d'abord que faiblement à ces menées; bientôt un comité supérieur s'organisa pour donner l'impulsion dans la capitale, et entretenir une correspondance active dans les départements. Douze personnages le com- posaient; mais, comme des preuves assez positives pour être produites au grand jour n'ont pas été re- cueillies contre eux, etquoiquej'aieà cet égard une entière conviction, puisée dans les renseignements qui me parvenaient, je dois m'abstenir de les nom- mer. Seulement, et attendu que des journaux en ont parlé, ainsi que j'aurai occasion de le dire par — ^n — la suite, je crois pouvoir, dès ce moment, noter que M. le maréchal de Bellune était indiqué par les agents légitimistes comme prenant une part active à la direction de leurs intrigues. Là ne se bornaient pas les dangers qui mena- çaient nos institutions et les embarras qui entra- vaient la marche du pouvoir. Non-seulement les partis politiques dont je viens de retracer la position s'étaient mis en état de con- spiration permanente, et faisaient naître des sou- lèvements périodiques, mais encore de nombreux novateurs essayaient l'application de leurs utopies dans les matières civiles et religieuses : on voyait s'établir le saint-simonisme, dont les doctrines, pro- portionnant la fortune et la condition de l'homme à son intelligence, portaient atteinte aux droits de propriété consacrés par notre législation, et met- taient en question l'inviolabilité et la force du lien conjugal en prêchant le dogme immoral de la com- munauté des femmes. Un père suprême, plus infaillible que le pape, que ses apôtres devaient respecter et vénérer comme l'image de la divinité, s'attribuant seul le droit de déterminer, par lui-même ou par ses délégués, la portée et la nature des capacités, se faisait l'arbitre absolu de la répartition des biens et des jouissances terrestres. Il va sans dire que, d'après son incom- mensurable supériorité intellectuelle, il devait se faire une bien large part. Au reste, je ne mets pas en doute la bonne foi — 228 - et surtout les talents des saint-simoniens. On trou- vait là des hommes très-remarquables, qui depuis ont fait preuve, dans d'autres carrières, d'une in- telligence peu commune. C'était par la persuasion seulementque les saint- simoniens faisaient des prosélytes; et je dois leur rendre cette justice qu'ils ont toujours déféré, sans résistance active, aux injonctions de l'autorité. Mais peut-on garantir, si leur nombre, qui n'a pas excédé six mille, s'était élevé à cent mille, que celte aggrégation eût montré la même soumission, le même respect pour les organes de la loi? Qui nous dit que dans ce cas les saint-simoniens n'au- raient pas pris un caractère politique, qu'ils ne seraient pas devenus les auxiliaires des factions, pour renverser l'ordre établi, et chercher, dans les accidents d'une réorganisation, à faire prévaloir leurs théories? Nous avions en outre les phalanstëriens, secta- teurs des idées creuses de Fourrier, ayant pour organe propagandiste un journal, le Phalanstère, comme les disciples de Saint-Simon avaient le Globe, et visant à remanier la société de fond en comble. Politique, religion, sociabilité, tout était repris en sous-œuvre, tout était remis en question. Un nouveau schisme inquiétait l'Eglise, par l'érection de celle qui, prenant le titre d 1 Église française, introduisait dans les liturgies notre langue usuelle. Ce tableau, que je crois fidèle, présente les di- - 229 - verséléments qui concouraient à la désorganisation sociale, et sous l'action desquels Tordre public pou- vait s'anéantir; mais on ne se ferait pas encore une juste idée de la gravité de la position si je ne rap- pelais qu'à cette époque de troubles , où Casimir Périer me confia la direction d'une grande admi- nistration , l'impunité était souvent acquise aux délits et aux crimes politiques. Combien de faits, dont la culpabilité frappait tous les yeux, restaient sans répression par suite d'une sorte de vertige qui égarait les esprits et faussait quelquefois l'in- telligence et le jugement ! On eût dit que, fascinés par le langage captieux des partis, les hommes chargés de rendre la justice reculaient devant l'ac- complissement d'un devoir, pénible sans doute, mais malheureusement indispensable. Peut-être aussi peut-on attribuer ces dénis de justice à l'es- pèce de terreur que les factions cherchaient à im- primer aux organes de la loi, par des menaces de vengeance. Je rappellerai encore le langage violent et le dé- vergondage de quelques feuilles publiques dont l'existence s'est prolongée jusqu'aux lois de sep- tembre. Qu'on veuille réfléchir combien devait être puis- sante l'influence de toutes ces causes sur une po- pulation qui venait de faire l'épreuve de ses forces en brisant un trône et tous les rouages d'un gou- vernement. Après une si profonde commotion, le torrent populaire, toujours si difficile à contenir, - 230 — se refusait à rentrer dans les sages limites de la loi, et reportait sur les nouveaux dépositaires d'un aulre pouvoir une partie des préventions et de la haine que leurs devanciers avaient fait naître. En présence des masses ainsi disposées, et qui, dans leur ignorance, regardaient comme arbitraire tout ce qui faisait obstacle à leur volonté, à leurs caprices, quelle pouvait être la force morale de l'autorité? Chacun comprenait la liberté à sa manière; cha- cun voulait en faire un usage illimité dans son in- térêt particulier, et croyait, par le fait même de la révolution, en avoir acquis le droit. Pour en citer un exemple, je rappellerai que la voie publique était envahie par vingt-cinq ou trente mille étalagistes venus de tous les points de la France, qui obstruaient les quais, les ponts, les places publiques, les boulevarts de la capitale. « Nous sommes libres, disaient-ils; nous voulons 2» être marchands, vendre ce qui nous convient, » nous établir où bon nous semble; le pavé appar- » tient à tout le monde; le peuple, depuis les bar- il ricades, a bien le droit de l'occuper. i> On comprend qu'un tel désordre portait le plus grand préjudice au commerce régulier de Paris. En effet, les étalagistes, ne payant ni patente, ni loyer, ni les charges accessoires, faisaient une con- currence redoutable aux marchands en boutique : il en résultait naturellement la dépréciation des loyers et des maisons; il en résultait l'abandon des — 231 — marchés publics, dont les revenus appartiennent aux hospices; enfin il en résultait l'impossibilité physique d'exercer une utile surveillance sur la qualité, la nature, le prix, le mesurage ou le pe- sage des objets mis en vente; les fraudes restaient impunies, puisqu'on ne pouvait les constater. Il était urgent de remédier à ces abus, de met- tre un terme à ces envahissements; mais comment se faire obéir par vingt-cinq mille individus indis- ciplinés, qui avaient contracté l'habitude de mé- connaître la voix de l'autorité, et qui regardaient comme un droit acquis la prise de possession du pavé de Paris? Les étalagistes étaient d'autant moins disposés à la soumission, qu'ils trouvaient un avantage matériel dans la continuation de cet usage abusif: c'était pour eux une question de perte ou de profit, et l'autorité ne rencontre jamais plus de résistance que lorsqu'elle s'attaque aux pe- tits intérêts. Mes prédécesseurs, stimulés par des votes du conseil municipal, avaient essayé, mais inutile- ment, d'atténuer le mal; le nombre des étalagistes et les embarras de la rue augmentaient, au con- traire, dans une proportion rapide. J'anticiperai sur les dates, afin de raconter ici quel moyen j'employai, étant préfet de police, pour les faire déguerpir. Eclairé par l'expérience de mes devanciers, l'in- utilité de leurs efforts me fit aisément comprendre que. si je voulais faire rentrer les choses dans un — 232 — état normal, il ne fallait pas attaquer de front la masse de ces individus : une mesure d'ensemble les aurait encore réunis dans un sentiment commun de résistance à l'autorité. Je crus, en conséquence, qu'il convenait d'établir des catégories, et de faire mes dispositions de manière à ce qu'une partie des étalagistes devinssent mes auxiliaires. Cette combinaison réussit : j'expulsai d'abord tous ceux qui n'avaient pas leur domicile à Paris; puis vint le tour de ceux ayant des magasins ou des boutiques; puis, en troisième lieu, ceux qui pou- vaient exercer une profession utile : leur nombre se trouva réduit, par ces mesures successives, à moins de huit mille. Ne voulant conserver sur la voie publique que les étalagistes pauvres, privés de toute autre res- source, je parvins définitivement, sans collision, sans secousse , à en restreindre le chiffre à trois mille environ : dans cette proportion, leur station- nement ne pouvait plus embarrasser la voie pu- blique. Alors je les soumis à des règles fixes, et je dé- terminai les emplacements exigus qu'il leur serait permis d'occuper; je stipulai aussi que la valeur des objets mis en vente par eux ne devrait pas ex- céder un franc, afin de ne pas nuire au commerce régulier. Mon ordonnance du 20 janvier 1852, qu'on trou- vera à la fin de ce volume, a définitivement régle- menté celte matière. — 233 — Le soin et la persévérance que j'apportai à faire observer ces prescriptions débarrassèrent enfin le pavé de Paris d'une foule de causes d'encombre- ment, et l'on vit, peut-être pour la première fois, l'ordre fixé dans cette partie des attributions du préfet de police; jusque là, c'étaient les commis- saires de police, et même des employés d'une classe inférieure, qui accordaient les permissions et qui stipulaient, de leur propre autorité, les conditions à observer. Eu général, la population parisienne faisant le commerce a une tendance continuelle à empiéter sur la voie publique. C'est un emplacement qui ne coûte rien, et qui offre l'avantage d'exposer aux regards des passants les objets mis en vente. Si un tel penchant existe chez les commerçants des clas- ses aisées, à plus forte raison se fait-il remarquer dans les classes pauvres que stimule toujours le besoin de gagner. D'ailleurs, l'industrie des étala- gistes offre un attrait séduisant à ceux qui l'exer- cent : elle n'exige qu'un très-petit capital, que peu d'expérience et de capacité; elle n'impose aucun travail, et, sous ce rapport, elle a l'inconvénient de détourner d'une occupation laborieuse, de don- ner le goût de l'oisiveté, et de prédisposer au va- gabondage. C'est donc avec raison que je voulais tolérer seu- lement les indigents privésde toute autre ressource, et les personnes qui, par des infirmités physiques, ne pouvaient se livrer à aucune espèce de travail. 1 20 - 254 - Le conseil municipal avait eu plusieurs fois la pensée d'imposer aux étalagistes un prix de loca- tion pour les emplacements qu'ils occupaient; et je me souviens même que M. de Rambuteau avait présenté à ce sujet un projet de délibération. Je m'en suis plaint, parce que, dans cette circon- stance, malgré le bon esprit dont il s'est toujours montré animé, mon ancien collègue avait empiété sur mes attributions. Ce n'était pas au préfet de la Seine, mais bien au préfet de police, qu'était ré- servé le droit de tolérer l'occupation temporaire de la voie publique, et de stipuler à cet égard les con- ditions qui lui paraissaient convenables. Quant au projet en lui-même d'imposer les étalagistes, je l'ai toujours vivement combattu, parce que c'était donner le caractère d'une spéculation à des actes de charité; c'était prélever une sorte d'impôt ou frapper une taxe sur la misère; c'était même outre- passer les limites du pouvoir municipal; car, s'il a le droit de tolérer l'occupation accidentelle de la voie publique, il ne peut en aliéner aucune partie sans une loi spéciale. Or une location à titre oné- reux est une sorte d'aliénation, et conséquemment un abus de pouvoir. J'ajoutais à ces observations le danger qu'il y aurait à se dessaisir du droit de faire disparaître les étalages partout où ils pourraient gêner ou nuire : ce droit serait nécessairement restreint si l'on faisait payer un loyer quelconque. Enfin j'établissais, par des calculs, la preuve que - 233 - cette nouvelle source de revenus, onéreuse à une fraction de la population qui a le plus de droits à la sollicitude du pouvoir, produirait fort peu de chose à la ville de Paris, et que les frais de percep- tion absorberaient une grande partie de la recette. Cette dissertation anticipée, à l'occasion des éta- lagistes, à laquelle j'ai donné, pour ne plus être obligé d'y revenir, l'étendue qu'elle comportait, m'a écarté du point de vue où je m'étais placé en commençant le présent chapitre; je dois donc ra- mener l'attention sur l'état des partis politiques dans les derniers mois de 1831, et ajouter à l'aspect sombre que présentaient les circonstances une der- nière observation pour compléter le tableau. Beaucoup de manufactures et d'ateliers étaient fermés, et laissaient sans travail une quantité con- sidérable d'ouvriers; le malaise s'augmentait en- core par la cherté excessive du pain. C'est dans une telle situation et sous de tels aus- pices que j'acceptai la tâche, alors bien difficile, de diriger la préfecture de police. XVI Organisation des services et du personnel de la préfecture de police. — Attributions de chaque partie des bureaux. — Occupations des employés composant le cabinet du préfet. — Occupations des employés composant le secrétariat gé- néral, la l re et la 2 me division. — Conseil de salubrité. — Services extérieurs : commissaires de police, officiers de paix, sergents de ville, inspecteurs. — Brigades d'arron- dissement. — Brigades centrales. — Rondes de nuit. — Inspecteurs des hôtels garnis. La première chose dont j'ai dû m'occuper, en prenant possession de la préfecture de police, a été de jeter un coup d'oeil sur l'ensemble de l'admi- nistration, de m'éclairer sur toutes les branches qui en dépendaient, sur la nature et l'étendue de mes attributions, et sur l'intelligence et le zèle de tous les employés. Désirant donner une impulsion nouvelle à cette — 237 — partie essentielle des services publics, j'ai voulu savoir de quels hommes j'étais entouré, et jusqu'à quel degré ils pouvaient mériter ma confiance; cette première inspection fut d'autant plus certaine dans ses résultats, que déjà, pendant la courte du- rée de mes travaux comme secrétaire général, j'a- vais recueilli des notions exactes sur la composition du personnel. J'eus bientôt reconnu l'utilité de quelques ré- formes. Beaucoup d'hommes inhabiles à remplir convenablement leurs devoirs avaient trouvé sous la restauration, avec la protection de personnages alors en crédit, le moyen de se placer dans l'ad- ministration; déjà, sous ce rapport, ils n'offraient pas toutes les garanties désirables, plusieurs d'en- tre eux ayant conservé des sentiments trop favo- rables à l'ancien ordre de choses. Lorsqu'à cette considération se joignaient d'autres motifs de re- proches, tels que l'incapacité intellectuelle, la né- gligence, des infirmités, des habitudes vicieuses, il devenait prudent d'ordonner une expulsion, affli- geante pour les individus , mais nécessaire dans l'intérêt du service. Mes honorables prédécesseurs, dans leur passage rapide à la préfecture (j'étais le septième préfet nommé depuis la révolution de juillet, c'est-à-dire dans l'espace de quinze mois), absorbés par les embarras du moment, n'avaient pas pu compléter, quant au choix des personnes, les améliorations dont eux-mêmes avaient reconnu sans doute aussi 1 20. l'opportunité. C'est le cas de faire observer qu'a- vant juillet 1850 les préfets de police cédaient trop facilement à l'influence des puissants de l'époque, et admettaient leurs protégés sans exiger qu'ils eussent l'aptitude requise. Ce n'était pas toujours l'employé qui convenait à la place, c'était la place qui convenait à l'individu. Ainsi, l'on avait quel- quefois des vieillards ou des boiteux chargés d'un service qui exigeait la vigueur et l'agilité; des myo- pes destinés à une inspection où il fallait être clair- voyant ; des agents à l'oreille dure, dont la mission était d'écouter. Je n'ai pas voulu cependant signaler mon début par des actes qui ont toujours un côté pénible; mais l'expérience de quelques mois me fit recon- naître, avant la fin de décembre 1851, l'urgence de ces réformes ; elles eurent lieu à cette date. Je le mentionne ici pour n'avoir plus à m'en occuper. La préfecture de police, après les changements que j'ai cru devoir y introduire, est restée orga- nisée à l'époque de ma retraite (septembre 1856) de la manière suivante : Le préfet. — Le cabinet du préfet, composé de dix-neuf employés. Attributions du cabinet. — Ouverture, analyse, enregistrement et distribution dans les divers bu- reaux auxquels elles se rattachent, de toutes les dépêches, lettres et pièces, dont le nombre s'élève, terme moyen, à plus de deux mille par jour.— Cor- respondance du préfet avec les ministres et les au- - 239 - torités pour les matières politiques. — Formation et classement des dossiers relatifs à la politique. — Dépouillement des rapports adressés par les agents secrets. — Répertoire biographique de tous les in- dividus qui ont figuré dans les affaires politiques. Ce rapport n'existait pas avant mon administra- tion, et déjà, au moment de ma retraite, il com- prenait plus de douze mille noms. — Correspon- dance et mesures administratives concernant les réfugiés étrangers; et, en général, tous les travaux bureaucratiques ayant un intérêt gouvernemental, et qui ne sont pas dans la spécialité des bureaux. Avant mon arrivée, les mesures qui touchentaux réfugiés n'étaient pas dans les attributions du ca- binet; j'ai cru nécessaire de les y joindre, à cause de leur analogie avec les affaires politiques. Quant aux dépêches pour les matières d'intérêt municipal, la plupart, avant mon entrée en fonc- tions, étaient remises directement dans les bureaux qu'elles concernaient, et l'on envoyait toutes les autres, même celles ayant trait à la politique, au secrétariat général, pour y être enregistrées. Par suite de cette marche, les dépèches se trouvaient éparpillées; le préfet ne prenait guère connaissance que de celles du cabinet, et encore ne lui étaient- elles transmises qu'après un délai souvent nuisible à la chose publique; les autres pièces n'étaient com- muniquées au préfet que dans les cas assez rares où les chefs de division croyaient devoir, par suite de leur importance, les mettre sous ses yeux. — 240 — On comprend tout ce qu'il y avait d'inconvénients dans cette manière de procéder. Le chef de l'ad- ministration, quelle que fût la supériorité de ses lu- mières, ne pouvait jamais avoir présent à sa pensée l'ensemble des opérations, ni donner une impulsion personnelle à la prompte expédition des affaires. Gomment se serait-il plaint d'une négligence, d'un retard, quelquefois même d'un oubli total, pour des choses qu'on lui laissait ignorer? Les bureaux administraient, dans cette situation , comme s'ils n'avaient pas eu de supérieur; et le préfet, sur qui pesait toute la responsabilité, devenait, à son insu, l'objet des censures de personnes dont les intérêts étaient en souffrance. Je ne parlerai pas des abus plus graves encore qui pouvaient en résulter, et d'une foule de consi- dérations que j'abandonne à la sagacité du lec- teur. J'ai fait prendre une autre marche : j'ai voulu qu'aucune pièce, de quelque nature qu'elle fût, ne parvînt dans les bureaux qu'après avoir été ou- verte, enregistrée à mon cabinet, et mise immé- diatement sous mes yeux, toutes les fois qu'elle n'était pas d'une importance trop secondaire. II était dressé un bordereau, par ordre numéri- que, des pièces remises chaque jour aux chefs des bureaux, par les employés de mon cabinet; de cette manière on en retrouvait facilement la trace; on en connaissait le détenteur; et la certitude qu'elles avaient été lues par moi excitait naturel- — 241 — lement l'attention et le zèle de mes subordonnés. Le secrétariat général comprenait le secrétaire général et vingt-neuf employés. attributions. — Rédaction des arrêtés de nomi- nation et de révocation des employés de tous les services. — Formation et classement de leurs dos- siers. — Classement par catégories des demandes d'emplois, et renseignements sur les candidats. — Proposition aux emplois. — Proposition pour la fixation des traitements, gratifications. — Ma- tières contentieuses. — Entretien des immeubles et du mobilier dépendant de la préfecture. — Lo- cations pour les services extérieurs. — Examen des statuts des sociétés anonymes. — Archives gé- nérales. — Administration de la garde municipale et des sapeurs-pompiers; propositions pour nomi- nations aux grades d'officiers, sous-officiers, etc. — Mesures relatives aux théâtres, aux saltimban- ques, aux réunions publiques, aux fêtes et céré- monies publiques, aux jeux, aux afficheurs et crieurs publics, et tout ce qui se rapporte aux cul- tes, à l'état civil, à l'administration du timbre, aux débitants de poudre, à la recherche des déser- teurs, etc. Première division.— Cent trois employés de tous grades. attributions.— Toutes les mesures de police ju- diciaire; les sommiers judiciaires; collections des arrêts et jugements en matière criminelle rendus dans toute la France depuis cent vingt ans. —Cri- - 242 - mes, délits d'ordre et de sûreté publics.— Forçats, vagabonds, mendiants. — Brocanteurs, chiffon- niers. — Garantie des matières d'or et d'argent. — Laminoirs, balanciers.— Encans. — Examen, inter- rogatoire de tous les individus arrêtés; leur mise en liberté ou leur renvoi devant le procureur du roi. — Filles publiques; leur enregistrement; me- sures de répression qui les concernent; dispen- saire. — Prisons, maisons d'arrêt, de justice, de correction, de force, de détention, et dépôts de mendicité. — Départ des chaînes des condamnés aux travaux forcés. — Délivrance et visa des passe- ports, des permis de séjour, des ports d'armes, livrets d'ouvriers. — Mesures relatives aux hôtels garnis et logeurs. Deuxième division — Cinquante-deux employés de tous grades. Attributions. — Administration et surveillance des halles et marchés. — Poids et mesures. — La Morgue.— La navigation, bains sur la rivière, etc. — Mesures relatives aux canaux et rivières. — Ba- teaux à vapeur. — Chantiers de bois et de char- bons. — Bourse. — Marchands de vins, brasseurs. — Petite voirie. — Édifices publics.— Carrières.— Nettoiement, éclairage et arrosage de Paris. — Fosses d'aisance, égouts, aqueducs, puits, fontai- nes, incendies. — Voitures publiques, fiacres, ca- briolets. — Ponts à bascule, police du roulage. — Établissements dangereux, insalubres ou incom- modes. — Salubrité et santé publiques. — Profes- — 243 - sions des médecins, chirurgiens, sages -femmes. —Herboristes, droguistes, remèdes secrets.— Eaux minérales.— Epidémies. — Vaccine.— Cimetières. — Exhumations. Comptabilité. — Douze employés. Bureau des architectes et commissaires de la pe- tite voirie. — Ce bureau est composé de treize archi- tectes ou experts, chargés de l'examen et des rap- ports de tout ce qui concerne cette partie des ser- vices. Ces rapports ont quelquefois approché du nombre de vingt mille dans une seule année. Caisse. — Onze employés. Conseil de salubrité. — Il est formé de dix-huit médecins, chimistes et pharmaciens, choisis parmi les hommes les plus capables, et au nombre des- quels je citerai MM. Adelon, Cadet- Gassicourt, Chevallier, Darcet, Esquirol, Gaultier de Chaubry, Huzard fils, Juge, Labarraque, Larrey, Marc, Or- fila, Pariset, Pelletier, Petit, Émery, etc. Ce conseil, qui se réunit à la préfecture à peu près toutes les semaines, s'occupe de l'examen de toutes les questions d'hygiène, de sûreté et de sa- lubrité, en ce qui a rapport aux établissements in- dustriels considérés comme dangereux, insalubres ou incommodes; des épidémies, épizooties, et en général de tout ce qui concerne la santé publique. Les nombreux travaux auxquels se livrent les mem- bres de ce conseil intéressent au plus haut degré la population du département de la Seine, et l'on pourra en apprécier l'importance quand on saura — 244 — qu'il existe dans ce département plus de quatre mille établissements de la nature de ceux dont je viens de parler, et que les rapports de ces savants, qui sont fréquemment des traités complets de ques- tions scientifiques, dépassent le chiffre de huit cents par année. Cette utile institution a été réorganisée par moi, d'après les avis des principaux membres, le 24 dé- cembre 1852, sur des bases plus conformes aux besoins du service; elle est devenue le modèle des créations analogues dans la plupart de nos dépar- tements. Police municipale. — Un chef, un sous-chef, huit employés sédentaires; vingt-quatre officiers de paix; plus, tous les brigadiers, sergents de ville, inspecteurs de police, contrôleurs et inspecteurs des hôtels garnis; agents des rondes de nuit et agents de la police de sûreté, dont, par des motifs d'in- térêt public, je m'abstiendrai de faire connaître le nombre. Un bureau composé de dix employés chargés de porter les dépêches. Un économe. Et environ cinquante garçons de bureau, huis- siers du cabinet et hommes de peine. Dans tout ce qui précède, je n'ai indiqué que la composition du personnel de l'administration cen- trale; mais, quoique j'aie suffisamment désigné les différentes parties des services publics dont elle s'occupe, il me reste à placer icil'énumérationdes — 245 — services extérieurs et des préposés qui en dépen- dent. Le dispensaire de salubrité, auquel sont atta- chés dix médecins chargés de la visite des prosti- tuées. Inspection générale des halles et marchés, ayant environ cent quatre-vingt-dix employés, chargés de la surveillance des objets mis en vente et de la perception des droits appartenant à la ville. Direction du service du nettoiement, de l'éclai- rage et de l'arrosage. Elle occupe quatre-vingt et un employés. Inspection générale de la navigation et des ports. Vingt-huit employés. Inspection générale des bois et charbons. Vingt- cinq employés. Contrôle de la halle aux grains et farines. Six employés. Dégustation des boissons. Neuf employés. Inspection des voitures et de la fourrière. Cinq employés. Poids publics (dans les halles et marchés et sur les ports). Vingt-cinq employés. Inspection générale, et personnel des prisons. Deux cent vingt employés. Commissaires de police. Il en existe cinquante- six, dont un dans chacun des quarante-huit quar- tiers de Paris : un pour'Chaillot; un exerçant les fonctions de ministère public près le tribunal de simple police; deux chargés de l'examen et de 1 21 - 246 - l'interrogatoire des individus arrêtés; trois en permanence à la préfecture pour l'exécution im- médiate des mesures judiciaires urgentes et des mandats délivrés parle préfet; et un chargé de la surveillance auprès des résidences royales. Cinquante secrétaires, cinquante-sept inspec- teurs et quarante-huit porte-sonnettes, attachés aux commissaires de police. Surveillance de la bourse. Un commissaire de police et neuf employés. Ainsi, le nombre des personnes attachées à di- vers titres à l'administration pour les services in- térieurs et extérieurs présente un chiffre de onze cent quarante, non compris les employés dont à dessein je n'ai pas mentionné le nombre, tels que les sergents de ville, les inspecteurs de police, les agents des rondes de nuit ; ceux du service de sû- reté chargés de la police des voleurs, etc.; les inspecteurs des hôtels et maisons garnis et lo- geurs, etc. Il est bien entendu que les agents secrets sont en dehors de toutes ces indications. Sans vouloir donner aucune lumière sur le chif- fre des cinq classes d'employés dont je viens de parler, j'expliquerai quelles étaient leurs principa- les occupations journalières. Il est affecté à chacun des arrondissements de Paris une brigade, dont la force varie suivant les besoins de la localité, commandée par un officier de paix, et composée de sergents de ville et d'in- specteurs. - 247 - Leur mission est d'explorer sans cesse toutes les parties de l'arrondissement; de faire exécuter les lois et ordonnances, de constater les contraventions, de réprimer les désordres, d'arrêter les malfaiteurs en flagrant délit, de porter secours où le besoin l'exige, et d'assurer autant que possible la liberté de la circulation. Leur service commence dès le matin, et ne doit finir qu'à minuit, heure où la sûreté de la ville est confiée à d'autres agents et aux patrouilles militaires. Les sergents de ville et inspecteurs ont, dans leur arrondissement, un point de réunion où se trouve J'ofîicier de paix, auquel chacun fait son rapport verbal, ou par écrit s'il y a lieu ; celui-ci en forme un résumé qu'il adresse au préfet deux fois par jour, et plus fréquemment en cas d'événements graves. De sorte que rien ne peut se passer dans Paris sans que le préfet en soit promptement in- formé. Jamais, par suite de cette organisation que j'ai perfectionnée, je n'ai quitté mon cabinet sans connaître l'état dans lequel se trouvait la capitale. Une forte brigade de sergents de ville est spé- cialement chargée de faire disparaître les embar- ras de la voie publique, et surtout de faciliter la circulation aux abords des halles et marchés. Quatre autres brigades sans destination fixe se tiennent en permanence à la disposition du pré- fet, pour les cas imprévus, afin de porter des ren- forts sur les points où les agents spéciaux sont insuffisants. - 248 - C'est au moyen de ces brigades, augmentées accidentellement des emprunts faits à celles ré- parties sur tous les points, et grâce au soin que j'apportais à ne prendre pour sergents de ville que des hommes jeunes, braves et vigoureux, que j'ai pu étouffer ou réprimer un grand nombre d'é- meutes et de soulèvements. Les agents de rondes de nuit, divisés en escoua- des, et qu'on qualifiait autrefois de patrouilles grises, circulent dans Paris toute la nuit. Ces pa- trouilles suivent des itinéraires indiqués d'avance, pour que tous les quartiers soient explorés à la fois; visitent surtout les rues et les lieux qui ser- vent d'asile aux mauvais sujets, les quartiers iso- lés, enfin tous les points de la voie publique où la sûreté des habitants peut être compromise. Le service des rondes de nuit commence à onze heu- res du soir. Des inspecteurs des hôtels garnis doivent visi- ter chaque jour les hôtels et les maisons où l'on reçoit des voyageurs étrangers et nationaux, pour inscrire sur des bulletins séparés, qui sont appor- tés le jour même à la préfecture, les noms, pré- noms, sexe, âge, profession des personnes entrées dans ces maisons, et de celles qui en sont sorties. Ces bulletins, classés aussitôt par ordre alphabé- tique, servent dans une foule de cas à faire retrou- ver la trace des voyageurs. On comprendra l'uti- lité et les détails multipliés de ce travail quand on saura qu'il existe plus de trois mille neuf cents — 2i9 — maisons où on loge en garni, el que le mouvement journalier des entrées et des sorties est d'à peu près deux mille six cents, terme moyen. Le nom- bre des bulletins, confectionnés avec soin, excède neuf cent cinquante mille par année. La popula- tion moyenne des personnes logées en garnis s'é- lève à cinquante-sept mille, dont six mille étran- gers. Les agents du service de sûreté sont chargés spécialement de la surveillance des repris de jus- tice que leur condamnation a soumis à cette con- dition pénale ; de la recherche des auteurs de cri- mes et délits et de leur arrestation, comme aussi de la recherche des preuves qui peuvent consta- ter la culpabilité; de l'exécution des mandats et ordonnances judiciaires; en un mot, de tout ce qui concerne la police active en matière civile. Telle est la division des services, et telle était la situation dans laquelle j'ai laissé la préfecture de police, après l'avoir dirigée pendant cinq an- nées. Son organisation était loin de me paraître aussi satisfaisante à l'époque de mon arrivée ; mais , pour ne pas donner à ce tableau trop de dévelop- pements, j'ajournerai les détails dans lesquels je me suis proposé d'entrer sur les modifications in- troduites par mes soins; je n'en parlerai qu'à me- sure que l'occasion s'en présentera, et seulement lorsqu'elles mériteront d'être mentionnées. 21. XVII Défense de jouer la pièce de MM. Fontan et Dupeuty (Procès d'un maréchal de France). Indépendamment de l'état de fermentation qu'en- tretenaient à Paris les républicains , des enrôle- ments carlistes avaient toujours lieu : ils se com- binaient à la fois avec les brigandages de la chouan- nerie dans la Vendée et le complot de la rue des Prouvaires, que préparaient les partisans de la lé- gitimité. Mon attention n'était pas moins appelée sur les intrigues du parti bonapartiste, dont les ramifica- tions s'étendaient dans les déparlements de l'est, où les souvenirs magiques de l'empire ralliaient à cette opinion bon nombre de militaires et de ci- toyens. Mais un fléau plus redoutable tenait en éveil la — 231 — sollicitude de l'administration : le choléra sévissait dans le nord de l'Europe, et, prévoyant une inva- sion qui devenait malheureusement probable, je m'occupais chaque jour, conjointement avec les hommes en position d'éclairer l'autorité, des me- sures les plus efficaces pour préserver la population des ravages de l'épidémie, ou au moins pour en atténuer l'intensité. Avant de relater les précautions de salubrité et d'hygiène, les dispositions prises afin de porter sur tous les points de la capitale de prompts secours aux cholériques, mesures auxquelles je concourus avec toute l'activité dont j'étais capable, je vais raconter, pour ne pas être obligé plus tard d'in- terrompre ma narration, quelques incidents sur- venus dans l'espace de temps compris entre le la octobre et le 51 décembre, et dont il est indis- pensable que je fasse mention. Le premier de ces incidents est la défense que j'ai faite, d'après les intentions des ministres, de jouer une pièce intitulée : Procès d'un maréchal de France. Cet ouvrage, de MM. Fontan et Dupeuty, devait être représenté le 23 octobre, au théâtre des Nouveautés. Le titre indique assez qu'il était ques- tion du jugement du maréchal Ney, et, par con- séquent, de la mise en scène de personnages dont la plupart étaient vivants. L'opposition du gouver- nementfutsignifiéeaudirecteurduthéâtre,M.Lan- glois; je fis apposer les scellés sur la salle, confor- mément aux recommandations ministérielles. — 232 — Je regrette d'avoir à rappeler que les auteurs, avertis par cet acte de sévérité, n'ont pas renoncé de leur propre mouvement à l'avantage de voir représenter leur ouvrage. Ils intentèrent un procès au directeur pour le contraindre à faire jouer la pièce, sous peine de dommages-intérêts, et appelè- rent en garantie, devant le tribunal de commerce, le ministre et le préfet de police. Comme on le pense bien, le tribunal déclara son incompétence, et les demandeurs eurent le bon esprit de ne pas pousser plus loin leur action. On eût dit qu'à cette époque la société marchait vers une désorganisation entière, et que les hom- mes de lettres, les auteurs dramatiques, payant à leur tour un fâcheux tribut aux hérésies d'une nou- velle école, voulaient transformer le théâtre en arène politique, venir en aide aux factions en dé- veloppant de pernicieuses doctrines, et en cher- chant à pervertir les mœurs nationales, le bon goût et l'esprit public. Ces innovations déplorables étaient aussi con- traires aux intérêts pécuniaires des entreprises théâtrales que défavorables à la réputation de nos auteurs. En effet, l'image du vice sous toutes ses formes, la dégradation de l'espèce humaine, of- fertes en spectacle, n'avaient rien que de repous- sant pour les classes élevées et opulentes. Le dé- vergondage était arrivé à ce point, qu'un honnête père de famille ne pouvait plus conduire sa femme ctsaOUe dans un théâtre sans les exposera rougir. — ÏS7> — Aussi les représentations seéniques n'avaient plus pour spectateurs que les parties de la population obligées à l'économie dans leurs plaisirs; il en ré- sultait cet autre inconvénient de faire une espèce de cours d'immoralité en présence d'un public moins capable de résister aux mauvaises impressions. Mais, sans chercher ailleurs que dans la pièce de MM. Dupeuty et Fontan un exemple propre à dé- montrer dans quelle voie funeste on s'engageait, je demanderai oùnousauraitconduits un tel système? N'est- il pas possible qu'après avoir mis en scène les juges du maréchal Ney, on ne voulût y faire figurer, par une sorte de représailles, ceux du duc d'Enghien; puis les magistrats, les jurés, dont la mission est de punir les coupables; les dépositaires du pouvoir de tous les degrés, et tous les hommes contemporains placés dans une position élevée? Le théâtre pouvait donc devenir un moyen de satisfaire les haines personnelles et de provoquer l'explosion des passions politiques. Et si à cette époque d'effervescence, de soulèvements populai- res périodiques, des hommes égarés eussent cru faire, comme leurs modèles de 93, un acte de pa- triotisme en égorgeant ceux qu'on voulait présen- ter comme des assassins, la faute n'en eût-elle pas été aux auteurs assez imprudents pour exciter aux vengeances publiques? et la solidarité n'aurait elle pas de même pesé sur les hommes du pouvoir, cou- pables de n'avoir pas empêché ces dangereuses pro^ vocations? XVIII Vol des médailles à la Bibliothèque royale. — Arrestation de Fossard. — Instances et promesses pour obtenir un aveu. — Son envoi à Bicêtre, puis à Brest. — Son état apparent de misère extrême. — La vicomtesse de Nays : son départ pour Brest, son arrestation. — J'obtiens des renseignements positifs sur les auteurs du vol. — Les médailles non fon- dues sont recherchées et retrouvées dans la Seine; on retrouve les lingots provenant des médailles fondues. — M. Raoul-Bochette à la préfecture de police. — Condam- nation des deux. Fossard et de Drouillet. Le 6 novembre 1831 , je reçus l'avis que dans la nuit précédente on avait volé la collection des médailles de la Bibliothèque royale. Je me rendis immédiatement sur les lieux, ac- compagné des employés de la préfecture les plus capables par leur expérience d'apprécier les cir- constances du crime. Au premier coup d'oeil , nous reconnûmes que — 235 — les voleurs s'étaient introduits par une maison at- tenante au vieux bâtiment du Trésor, rue Neuve- des-Petits-Champs; qu'ils étaient montés au cin- quième, où se trouvait un cabinet dont la porte, ouvrant sur l'escalier, ne fermait qu'avec un lo- quet. Une espèce de lucarne communiquait de ce réduit sur les toits des bâtiments du Trésor; de là ils étaient parvenus, en suivant une gouttière en plomb, jusqu'au toit du deuxième corps-de-logis de la Bibliothèque. Ayant gagné ce point, les vo- leurs , après avoir grimpé sur les ardoises à une hauteur de huit à neuf pieds, avaient brisé la croi- sée-trappe d'une chambre située dans les combles du bâtiment, ouvert la porte de cette chambre à l'aide de fausses clefs, et s'étaient trouvés dans les greniers, qu'ils avaient parcourus dans toute leur longueur. L'effraction d'autres portesleur donnant l'accès d'un corridor, ils étaient descendus de ce point dans la galerie à l'italienne qui circule au- tour de la grande salle de la bibliothèque. Alors ils n'avaient eu qu'à descendre enfin le petit esca- lier de service pour se trouver au plein pied de celte vaste salle, établie, on le sait, dans le premier étage du monument. Le cabinet des médailles est situé au nord de cette même salle : il en est séparé par une forte porte en chêne et par un vitrage. La porte en chêne, solidement fermée, devait offrir la difficulté la plus sérieuse pour l'exécution du crime. Les malfaiteurs avaient surmonté cet obstacle en per- - 236 - çant à la vrille une grande quantité de trous, les- quels formaient un cercle complet, de six pouces de diamètre, dans l'un des panneaux; ensuite, avec une scie à main, ils avaient entièrement détaché le morceau circulaire; puis, au moyen de cette effrac- tion, ils étaient parvenus à ouvrir la serrure et les verroux qui fermaient la porte en dedans. Une fois introduits dans le cabinet, il ne leur restait plus qu'à forcer la porte vitrée et les casiers ou armoi- res contenant les médailles. Ce cabinet, riche de si précieuses collections, est éclairé par une grande croisée donnant sur la rue Richelieu, par laquelle, avec le secours d'une corde, les voleurs avaient fait descendre dans cette rue, à leurs complices, les objets soustraits, et s'étaient eux-mêmes évadés. La scie, la lanterne sourde et la corde se trou- vaient encore sur le lieu du crime au moment de mon arrivée. Après les avoir examinées et avoir re- marqué attentivement le travail exécuté pour déta- cher un fragment du panneau, les agents de police m'annoncèrent qu'ils ne connaissaient que trois hommes capables d'avoir commis ce vol; sur mes questions, ils désignèrent 1° Fossard, condamné aux travaux forcés à perpétuité, et qui s'était de- puis quelque temps évadé du bagne de Brest; 2° Drouillet, l'un des amis de Fossard, déjà con- damné à vingt ans de travaux forcés et gracié; et 3°unsieurToupriant,queronprésumaitêtreaIors en Angleterre. - 237 — Je demandai à ces agents sur quoi se fondait leur opinion; ils me répondirent : u Veuillez remarquer, monsieur le préfet, avec )> quelle précision et quelle propreté (ce fut leur !> expression) les trous de vrille ont été faits dans » la porte ; comme ils sont exactement distancés, )> percés horizontalement; quelle régularité dans » le trait de scie qui a détaché la partie enlevée. » Il a fallu des instruments de choix, une main i» habile, exercée. Veuillez ensuite examiner cette » lanterne sourde : c'est presque un meuble de » luxe, tant elle est soignée; et remarquez qu'elle 3» est éclairée avec une bougie. Les voleurs ordi- » naires, ajoutèrent-ils, ne se servent jamais que » de chandelle en pareil cas. Enfin, observez cette » scie à main et cette corde, qui, dans son très- » petit volume, est d'une force peu commune; et » convenez que ce sont là des objets parfaitement » confectionnés, d'une qualité supérieure. Il n'y a » qu'un nombre infiniment restreint de voleurs en » état d'apporter autant de soins dans le choix des » instruments, et qui puissent se décider à faire » une dépense assez considérable et souvent en n pure perte. » Ces considérations, jointes à l'intelligence toute :> particulière, indispensable pour combiner les » moyens compliqués et difficiles de s'introduire n ici pendant la nuit en franchissant tant d'obsta- )> clés, et l'audace de l'exécution, tout, en un mot, » nous confirme dans cette pensée, qu'au moins 1 M. r.ISQUF.T. 22 — 258 - » l'un des trois individus désignés fait partie des » auteurs du vo). » Il va sans dire que je donnai l'ordre de les re- chercher de suite avec toute l'activité possible, et de mettre tout en œuvre pour les découvrir. Le même jour on me rendit compte que, par le plus grand des hasards, Etienne Fossard venait d'être arrêté. C'était dans tous les cas une impor- tante capture, puisque cet homme, ainsi que je l'ai dit, était condamné aux travaux forcés à per- pétuité; mais, dans la circonstance, son arresta- tion avait un immense degré d'intérêt. Fossard circulait tranquillement dans Paris, lors- qu'il fut rencontré par Coco Lacour, ancien chef de la brigade de sûreté, qui depuis trois ans n'ap- partenait plus à la préfecture. Quoique devenu étranger à la police, Coco Lacour se souvint de son ancienne profession : il remarqua Fossard sans le reconnaître; il fut frappé de quelques traits de ressemblance avec un criminel qu'il avait arrêté autrefois. Guidé par une inspiration subite, il sui- vit Fossard, et en passant devant un corps de garde le fit arrêter pour éclaircir ses doutes. La manière embarrassée dont Fossard répondit aux questions, et le refus d'indiquer son domicile, mo- tivèrent son arrestation. Il fut bientôt amené, tou- jours sans qu'on put savoir qui il était, au dépôt de la préfecture de police. Là d'anciens agents le reconnurent, et l'on se hâta de m'en donner avis. La présence à Paris de cet habile voleur changea - 2od - presque en certitude l'opinion émise sur sa coopé- ration au vol des médailles. J'envoyai auprès de lui M. Lecrosnier, chef de division à la préfecture, qui m'avait accompagné dans ma visite à la Biblio- thèque; nous nous flattions déjà de l'espoir de tenir à la fois et le coupable et les objets volés; mais il n'en a pas été tout à fait ainsi. J'avais recommandé d'interroger cet homme avec toute l'adresse, toutes les précautions conve- nables, pour en tirer quelque lumière. Fossard nia tout : on eut beau lui faire observer qu'un aveu ne pouvait pas le compromettre davantage, puis- que son avenir était à jamais perdu, il déclara avec fermeté qu'il était étranger à ce crime, ajou- tant que, s'il y avait participé, il l'avouerait fran- chement. Je fls réitérer pendant dix jours consé- cutifs les mêmes instances auprès de lui ; sa réponse fut toujours la même. Mais cette persistance à nier n'effaçait pas mes pressentiments : stimulé par le désir de retrouver les objets enlevés, dont la valeur nominale excédait un million, quoique la valeur intrinsèque ne s'é- levât pas à plus de deux cent vingt mille francs, je fis offrir à Fossard une forte récompense pécu- niaire ; j'y ajoutai plus tard la promesse d'une com- mutation de peine, s'il voulait dire la vérité et nie remettre en possession des médailles. Ce malheu- reux resta inébranlable dans son système de déné- gation : il ajoutait même à ses réponses, avec toute l'astuce d'un hypocrite profond, des remercie- — 2G0 - ments pour mes offres, et l'assurance du désir qu'il aurait de me rendre ce bon office, même sans inté- rêt, si la chose était en son pouvoir. Désespérant de rien obtenir de ce côté, je donnai l'ordre d'envoyer Fossard à Bicêtre, pour être at- taché à la première chaîne destinée au bagne de Brest; mais je prescrivis une surveillance de tous les instants, pour éviter une nouvelle évasion de cet audacieux malfaiteur, et pour surprendre, s'il était possible, quelques indices utiles à la recherche des médailles. Fossard resta plusieurs mois à Bicêtre : rien, ab- solument rien, ne trahit sa culpabilité à ce sujet. Il partit donc pour Brest avec le premier convoi; il paraissait tellement pauvre et malheureux au mo- ment du départ, que les condamnés faisant partie de la même chaîne firent entre eux une collecte pour lui fournir un pantalon et des sabots. Peu de jours après, je fus informé par des agents secrets que Fossard avait écrit deux lettres en lan- gage des voleurs, adressées à deux de ses amis, par lesquelles il leur recommandait de lui faire parve- nir à Brest une somme de vingt-cinq mille francs. Dans l'une de ces lettres, il communiquait des ren- seignements sur la manière dont il fallait s'y pren- dre pour consommer un vol dans une église dé- signée par lui : il en fixait l'époque à une date de deux à trois mois , et promettait de s'y trou- ver. De telles informations rendirent la surveillance — 261 — dont ce criminel était l'objet assez active pour que son évasion devînt impossible. Dans ces entrefaites, c'est-à-dire vers le mois de juin 1832, j'appris, par une lettre confidentielle, que Fossard ainsi que Drouillet avaient des rap- ports intimes avec une certaine dame nommée la vicomtesse de Nays, qui, disait-on, recevait de ces voleurs une somme annuelle de six à dix mille fr. Cette nouvelle me causa peu de surprise, parles motifs qu'on va lire. Madame de Nays était venue quelquefois à la préfecture pour recommander de nombreux protégés : elle s'annonçait avec des ma- nières du meilleur ton, comme ayant un libre accès auprès de MM. Barthe, Montalivet, Delaborde, et beaucoup d'autres personnages d'un rang élevé, qu'elle désignait sous leurs noms seuls, ainsi qu'au- rait pu le faire tout au plus quelqu'un admis dans leur intimité. La vicomtesse de Nays semblait, à l'entendre, ne s'occuper que de bonnes œuvres : elle prenait sous son patronage des familles honnêtes et mal- heureuses; elle ne demandait des emplois que pour les hommes les plus capables, les plus dignes de confiance; la charité de son âme allait jusqu'à vou- loir porter des consolations et des secours aux in- fortunés atteints par la justice, qui gémissaient dans les prisons; elle voulait améliorer leur triste con- dition, et je crois qu'en effet elle était parvenue à faire commuer la peine de quelques grands cou- pables. - 262 - Cette dame, passablement minaudière, sur le compte de laquelle je ne me crois pas obligé à une grande réserve, puisque la plupart de ces détails ont paru dans les journaux, a essayé de nie jouer un assez mauvais tour, qui aurait pu faire rire à mes dépens si je n'avais pas évité le piège. Elle arrive un jour dans mon cabinet et me dit : * ** **\MF S&